SPERMUT (le mutant de Fukushima)

Publié le par Marin Stéphane

SPERMUT (le mutant de Fukushima)

GREG ORSON

(Stéphane Marin)

LE SPERMUT

Salut les internautes…!

Voici, Spermut…! Le nouvel icône de la lutte anti-nucléaire…! Spermatozoïdus mutatis. Spermatozoïde mutant, en français. Une erreur de la nature…! Difficile à croire, je l’avoue, mais c’est pourtant une réalité. Et pour y croire à cette réalité, il suffit de savoir que le Spermut est originaire de Fukushima.

Les X-men, les 4 Fantastiques…! C’est du bidon à côté ! Pas plus irradiés qu’une patate bio. Le Spermut, lui, il est tombé dedans quand il était p’tit. Il est même carrément né dans la marmite. À cent pour cent, issu du nucléaire. Un véritable organisme génétiquement modifié. Un vrai mutant.

Moi, je vous raconte sa vie. En résumé. Mais vous, si le personnage vous plait, je vous invite alors à conter ses nouvelles aventures. Toutes celles qui vous viennent à l’esprit, surtout les plus salaces. Je serais heureux de les suivre sur le réseau internet. J’espère, donc, que le Spermut vous amusera et vous inspirera tout autant. Bonne lecture…!

SPERMUT

PROLOGUE

Salut à vous, chers internautes…! Et à vous aussi, chers lecteurs, puisque le récit de ma vie, cette biographie, que je vais vous conter, là, dans cette émission qui m’est consacrée, sera publié en tant que roman historique. Les cinéphiles apprécieront, je l’espère, l’adaptation cinématographique qui en sera faite.

Pas besoin de vous faire un dessin, vous l’avez deviné à mon patronyme que vous connaissez tous : je suis l’icône de la lutte anti-nucléaire, le spermatozoïde mutant, qui a fait, fait et fera encore la une de vos vidéos jusqu’à son dernier jour. N’en doutez pas, la lutte continue pour moi, et je la mènerai jusqu’au bout. Jusqu’à mon dernier souffle.

Cette soudaine célébrité, attribuée malgré moi à la particularité de mon état, n’a aucune prise sur moi et n’aura d’autre utilité que celle de me pousser d’avantage à dénoncer les dangers du nucléaire. Et même si je suis fier et heureux d’en porter le fardeau pour la bonne cause, ne croyez pas que mes sens en soient abusés. N’écoutez pas tous les ragots, toutes les rumeurs, toutes les accusations, toutes les diffamations dont j’ai été victime à travers les médias. Aucun d’eux ne vous dira cette vérité que je suis, bien évidemment, le seul à connaitre et à pouvoir vous divulguer dans son intégralité. En toute honnêteté, entre vous et moi, face à face et sans autre truchement qu’une caméra et un micro.

La nature aura fait que je puisse m’exprimer devant vous en toute conscience, malgré le peu d’années qu’il m’ait été données de vivre, ici-bas, sur Terre, depuis ma récente naissance.

Voici, donc, le récit de ma vie…

La date exacte de ma naissance importe peu en définitive, car tout le monde ou presque a entendu parler de la terrible catastrophe nucléaire de Fukushima et de ses conséquences. D’autant moins, que pour ma part, ma véritable naissance date d’un passé bien plus lointain. De l’époque où mon concepteur, pour ne pas dire la fabrique qui m’a produit, a pris ses fonctions au sein de la centrale nucléaire de Fukushima. Et avant lui, son père, ouvrier qualifié, qui, comme lui, a travaillé trente années sur ce même site et a enfanté mon concepteur au temps des tout premiers essais. C’est vous dire si ça date.

Ça en fait des « kilosieverts » de rayons mortels à travers leur tronche, à travers leur chair, à travers chaque cellule de leur pauvre corps. Ah, ça t’réchauffe les bollocks, c’est sûr…! Ça t’fait le plein d’radiations…! Des protège-couilles en plomb n’auraient peut-être pas suffi, si toutefois on leur en avait donnés, à éviter la perte, la détérioration, la disparition, pour ne pas dire la dépossession, de leurs parties intimes.

Tiens…! Ça m’fait penser qu’ils pourraient tous deux prétendre à un dédommagement. J’parle pas d’une greffe des couilles, évidemment, mais d’un remboursement financier. Bien que… mon concepteur se contenterait volontiers d’une greffe des testicules. Ça lui a fait d’la peine de devoir leur laisser les siennes, il aurait aimé profiter au mieux de sa retraite dorée en fondant une famille. Tant pis ! Par contre, pour son vieux père, il est vraiment trop tard. Ça lui aurait pas servi à grand chose. Le pauvre vieux sucre déjà les fraises au pied du mont Fuji. C’est tout juste s’il se rappelle qu’il en a eues, un jour.

Le vieux, lui, c’est par une tumeur cancéreuse qu’il s’est fait bouffer les couilles… pour la dernière fois. On lui a coupé les deux, refilé une prime, et prié d’fermer sa gueule. Ah, il pouvait continuer à tringler la vieille avec la nouille qu’il lui restait, mais avec beaucoup moins d’entrain. Elle a fini par demander le divorce et l’a laissé tout seul avec ses frustrations et sa honte.

Pour mon concepteur, c’est différent. Il a perdu les siennes sur ordre de l’état. Le gouvernement a eu un peu de mal à le retrouver après l’abandon de la zone irradiée par tous ses habitants. Nombres d’ouvriers avaient été licenciés et indemnisés avant de se fondre et parfois de se perdre dans la masse citadine, comme ce fut le cas pour mon concepteur. Quand ils l’ont retrouvé, les médecins lui ont d’abord dit que l’émasculation de ses organes génitaux était préventive, au vu de ses antécédents familiaux, mais comme il refusait de se les voir coupées comme son père, ils ont fini par lui lâcher la vraie raison. Il a été plus compréhensif et a même culpabilisé d’avoir des roubignolles capables de fabriquer un monstre tel que moi.

J’aurais préféré qu’il en soit fier. C’est pas tout l’monde qui peut s’vanter d’m’avoir fait. D’avoir créé une nouvelle forme de vie unique et intelligente… ! Mais il préfère se cacher, vivre incognito, plutôt que de l’assumer. Il n’a pas pris le parti opposé au mien, mais c’est tout comme. Ne comptez pas sur lui pour venir témoigner. Et d’ailleurs, pas besoin de lui; mon existence suffit à prouver les dangers du nucléaire.

Tout compte fait, ma mutation ne date pas d’hier. Le père de mon concepteur, pour ainsi dire mon grand-père, avait déjà dû recevoir autant de rayonnements que les quatre fantastiques à la fois réunis tous ensemble, avant de mettre sa femme en cloque (ma grand-mère pour le coup).

Les surdoses que mon concepteur a ensuite pris tout au long de ses vingt ans d’esclavage ont rajouté à sa mutation… car, ça aussi, il faut qu’j’vous l’dise, il est lui-même un peu mutant. De sacrées difformités ! Il viendra pas vous les montrer, mais moi, j’peux en parler. Pas de sa bite qui pourtant est énorme, hors-normes, hormonées, mais ne lui a jamais posé de problèmes. Enfin…! Jusqu’à ce qu’on lui enlève la grosse paire de couilles qui pendait par en-dessous. L’endroit où je suis né. Très spacieux !

C’est quelque chose de plus subtil… C’est d’une mutation génétique dont il s’agit. Une mutation qui a affecté l’ensemble de ses glandes. Une sorte de gigantisme des glandes ! De glandiloquence dégénérative !

Et bien, c’est de ce dérèglement génétique dont je suis issu et dont je suis atteint. Pas de la même manière que lui, qui en ressentait tous les effets secondaires, genre : cul bouché, vessie en lanterne, double goitre, nid d’hirondelles, trous de mémoire, cervellite, tyrolienne, et plein d’autres trucs du même style. Non, pas du tout ! J’ai pas ce genre de problèmes…!

En fait, je suis, moi-même, un effet secondaire. Irradié à la source, comme on dit. J’aurais normalement dû donner naissance à un gosse mutant, et dieu seul sait de quelles difformités il aurait héritées, mais c’est finalement avec moi que la nature s’est amusée à chambouler les règles.

C’est sûr, la radioactivité émise le jour de la catastrophe était conséquente et a très certainement aidé à déclencher mon gigantisme, mais elle n’aurait pas suffi à créer une mutation si soudaine et si évoluée. Cela s’est fait sur deux générations, après deux mutations successives. Après maintes et maintes expositions aux radiations qui ont affecté l’A.D.N. de mon concepteur et de son père.

Je veux bien prendre en compte les arguments du lobby nucléaire et admettre qu’une maladie génétique propre à leurs ancêtres lointains puisse être en partie responsable de mon état, mais la première grande cause en est sans aucun doute la radio-activité. Sans elle, pas de mutations. Pas de Spermut !

Je pourrais d’ailleurs lui en être reconnaissant et remercier le nucléaire d’avoir été à l’origine de mon existence, n’est-ce-pas ? Mais j’ai fait le choix contraire. Car je comprends l’inquiétude de la population face aux dangers mortels que représente le nucléaire, et aussi qu’elle puisse me percevoir comme un monstre. Je ne suis pas un égoïste et j’ai parfaitement conscience d’être une erreur de la nature. Sans vouloir offenser la nature, bien entendu, car en vérité je suis la conséquence d’une seule et unique cause : la radio-activité.

Personne ne pourra plus le nier après avoir entendu mon récit et y avoir découvert la vérité.

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J’étais donc prédisposé, du fait des précédentes mutations génétiques affectant mon concepteur, son père et moi-même, à supporter les rayonnements et à évoluer grâce ou à cause d’eux. Je n’ai pas acquis de super pouvoirs, malheureusement, mais j’ai été atteint d’un gigantisme digne des pires romans de science-fiction. Là où des araignées géantes pouvaient dévorer des humains… moi, dans la réalité, je pouvais bouffer des araignées.

Je ne peux pas dire si tous mes congénères spermatozoïdes étaient affectés comme moi d’attributs humains, mais la logique voudrait qu’ils l’aient été. Le destin a voulu qu’ils disparaissent, semble t-il, à jamais, et que je sois le seul survivant de cette épopée. Il n’est pas dit pourtant que certains n’aient pas pu survivre et évoluer incognito dans l’océan et peut-être dans des mares ou des étangs, sans être découverts, ni dévorés par la faune. C’est peu probable, au vu de leurs défenses naturelles, mais cela reste dans le domaine du possible. Quoiqu’il en soit, moi, je suis encore là pour témoigner !

À ce propos, je veux remercier toutes les merveilleuses personnes qui m’ont aidé et protégé tout au long de mon périple et m’ont donné à vivre cette belle et à la fois terrifiante aventure.

Vous vous demandez peut-être comment un spermatozoïde a pu se retrouver là, sur le site de la centrale de Fukushima, le jour du tsunami, et a pu en réchapper ? Pour le comprendre, il faut reprendre l’histoire quelques heures avant la catastrophe.

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CHAPITRE N°1

La naissance du Spermut

Mon concepteur était sur son lieu de travail cette journée du 11 Mars 2011. Il s’était chargé, comme à son habitude, de vérifier, sonder, nettoyer le réseau de refroidissement et de tuyauteries susceptibles d’émettre de la radio-activité. À midi il avait déjeuné en compagnie d’une jeune technicienne dont il était l’amant depuis quelques années déjà. Il avait pris l’habitude de la retrouver une ou deux fois par semaine dans les toilettes peu fréquentées d’un hangar à véhicules, à l’écart des bâtiments principaux et de toute présence inopportune, pour des petites séances de relaxation strictement vénales.

À quatorze heures quarante, ce jour-là, il la sabrait allègrement de son imposant appareil génital. Caché avec elle dans le réduit des cabinets, il la fourrait tout debout en mugissant à la manière d’un samouraï en rut, l’air crispé, tentant vainement de se retenir d’éjaculer. À quatorze heures quarante et une, il lâchait la purée, et elle aussi.

Bon…! Là, j’commence à romancer. J’extrapole…! Je précise…! Je détaille…! J’intimise…! J’peux m’tromper, mais moi, je n’imagine pas la scène autrement.

Ils sont restés immobiles durant quelques secondes avant de reprendre leurs esprits, s’étreignant et se soufflant l’un, l’autre, par-dessus l’épaule afin de calmer les battements affolés de leur cœur, et c’est à cet instant précis qu’ils ont senti le sol trembler sous leurs pieds.

Pas une grosse secousse. Tout juste, 1 ou 2 sur l’échelle de chipster. Des petits craquements et quelques vibrations de bout de parcours. Pas de quoi en faire une blanchite ! Ça ne les aurait pas inquiétés plus que ça, s’il n’y avait eu les consignes strictes de la direction. Et ces consignes, elles disaient : retour au bercail…! Rassemblement en salle de réunion pour tous les employés…! Et fissa ! Les alarmes de leur portable se sont mises à sonner ensemble, au même moment.

Merde à l’empereur…! Pas une seconde à perdre… se sont-ils dit. Alerte générale ! Mon concepteur a aussitôt sorti son sabre mollissant du fourreau moelleux qui l’avait accueilli. Sa compagne a remonté sa petite culotte à frou-frou, rabaissé sa robe, puis s’est saisit de son portable pour en éteindre l’alarme. Elle trépignait d’impatience en regardant son amant s’affairer maladroitement sur son préservatif.

- « Je pars devant, c’est plus prudent…! » lui a-t-elle dit. Elle a ajouté : « Dépêche-toi ». Puis elle l’a quitté sans attendre.

L’instant est crucial, car pour moi, c’est là que tout s’est joué. Chaque geste a son importance. Si mon concepteur n’avait pas, en roulant le latex de sa capote, presser le dernier jus que son gland contenait encore; s’il n’avait pas, dans sa précipitation, jeter le préservatif au lieu de le déposer au fond de la cuvette et ne l’y avait laissé accroché sur le rebord de la lunette; sans cela, je ne serais sûrement pas là en train de vous parler. Et peut-être qu’aucun autre ne l’aurait fait à ma place.

Il est donc parti sans se retourner. Un certain laps de temps s’est écoulé et j’ai fait de même. Comme le temps, je me suis écoulé…

La majeure partie de mes congénères s’était retrouvée coincée en bout de capote, sans aucune échappatoire, puisque mon concepteur avait noué celle-ci par le milieu. Ils pendaient par millions dans le vide au dessus du siphon empli d’eau croupie, tandis que moi, retardataire, survivant de la dernière goutte, je m’écoulais tranquillement à l’extérieur, en compagnie de quelques-uns de mes congénères.

Du bord de la lunette, j’ai atterri sur le sol froid et carrelé des toilettes, et j’aurais pu mourir là, me dessécher sur place en quelques heures, si le destin ne l’avait voulu autrement.

Le hasard malheureux, et à la fois essentiel, sur lequel est posée notre île, a fait qu’un terrible tsunami est venu ravager la côte moins d’une heure après le tremblement et a tout emporté sur son passage. La vague a submergé les digues de protection, envahissant en un instant la presque totalité du site et inondant de nombreux bâtiments. Les toilettes où je me trouvais ne furent pas épargnées et les flots m’ont emporté.

Je ne sais pas trop comment j’ai pu m’en sortir, je réagissais encore à l’instinct et je n’avais pas la moindre conscience de ce qui m’arrivait. J’imagine que j’ai dû m’agripper à quelque chose, que j’ai peut-être réussi à me caler dans une anfractuosité quelconque pour échapper au reflux. Toujours est-il que je me suis retrouvé piégé dans une petite mare d’eau boueuse qui par bonheur s’est réchauffée tout au long de l’après-midi sous les rayons du soleil de printemps. Ce qui m’a permis de survivre au froid de la nuit qui a suivi.

Je n’étais encore qu’un microbe malgré le gigantisme qui m’affectait, pas plus gros que du plancton, mais j’ai pu survivre en happant de-ci, de-là, le micro plancton ramené par la mer. C’est plus tard que j’ai vraiment commencé à grossir, aussitôt après la première explosion.

Je l’ai entendue, ou plutôt j’en ai ressenti les vibrations par l’intermédiaire de mon flagelle. Je crois même que c’est ce qui m’a fait ouvrir les yeux pour la première fois. Bon, j’ai pas vu grand-chose dans le flou et les éclats de lumière, et ça m’a pas rassuré toutes ces ombres qui défilaient autour de moi, mais au bout de quelques minutes, j’ai fini par y voir plus clair.

Il y a eu un sacré remue-ménage, un concert d’alarmes et de sirènes, des flammes, et puis soudain des trombes d’eau. De l’eau irradiée très certainement, car j’ai tout de suite senti des picotements et des brûlures. Les yeux m’ont brûlé et j’ai suffoqué des branchies durant un bon moment avant de m’y habituer. Ma petite mare s’est mise à déborder et s’est vite transformée en une rivière qui m’a emporté un peu plus loin.

J’ai ensuite dérivé sur le site au gré des explosions et des interventions de pompiers qui ont eu lieu durant les jours suivants. Me nourrissant toujours de micro plancton pour survivre (mais aussi de plancton, car désormais ma taille me le permettait), et absorbant toujours plus de radiations.

À ce stade, j’avais atteint la taille d’un petit têtard. J’étais fragile, sans défense et à la merci des prédateurs qui, fort heureusement, ne vinrent pas nombreux pour assister au désastre. Pas un corbeau, pas un seul moineau, pas même une mouette à l’horizon. Pas un seul volatile n’est venu s’abreuver de rayons mortels. Pas cons, les zoziaux ! J’ai tout de même croisé quelques poissons jetés là par la vague… morts, pour la plupart, ou bien trop affolés pour s’intéresser à moi…. mais aucun autre animal. Rien d’autre que des humains.

J’ai ainsi échappé à ce danger mortel que représentent les oiseaux et les poissons… mais il me restait encore à échapper à un plus grand danger, encore : l’océan. Je sentais ses effluves. Je savais d’instinct qu’oiseaux et poissons m’y attendaient et je voulais à tout prix éviter d’y être rejeté. Je voulais aussi éviter de rester piégé dans une cavité boueuse. Je n’avais donc pas le choix, je devais remonter vers les terres pour y trouver un cours d’eau, un ruisseau menant vers un petit étang naturel bien tranquille où je pourrais me cacher.

J’ai décidé de partir alors même que l’eau qui inondait la centrale commençait à refluer vers la mer. Croyez-moi, j’ai lutté, ce jour-là, pour remonter le courant…! Et savez-vous ce qui m’a guidé ? Le parfum de vos égouts ! Ce fut comme un retour à la source…

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CHAPITRE N°2

Rencontre du premier type

Une petite semaine s’était écoulée depuis le tsunami quand j’ai quitté le site ; et je l’avais passée dans une eau hautement irradiée. J’avais bu cette eau, je l’avais absorbée par tous les pores de ma peau, transpirée… J’avais respiré l’air ambiant, lui aussi, fortement pollué. J’irradiais littéralement…! Je brillais dans la nuit.

Et comme celle-ci était tombée, j’étais luminescent. Je m’étais extrait du reflux après une longue journée d’effort et je remontais, ce soir-là, les eaux plus calmes d’un caniveau qui bordait la route menant à la ville la plus proche. Je savais à la saveur de ses eaux usées que j’étais sur la bonne voie. Que des humains existaient en amont et que des petites chattes en chaleur espéraient intensément ma venue. Mon instinct ne pouvait me tromper.

Surtout, ne vous offusquez pas de mes propos. Vous comprendrez que par ma fonction première, j’ai été inéluctablement et en permanence attiré par la gente féminine. Je ne peux nier que cela fasse encore partie de ma nature. Beaucoup moins, aujourd’hui, car mon évolution m’a permis d’intégrer quelques leçons de morale que dans ma prime jeunesse je ne pouvais connaitre. Je ne me fiais alors, exclusivement, qu’à mon flair. Et à ce propos, je tiens à m’excuser auprès des dames et des demoiselles que j’ai pu effrayer dans le passé ! Toutes mes excuses, mesdames…! Je me plie en deux et me prosterne à vos pieds !

Au milieu de la nuit, j’ai enfin atteint les égouts de la ville et je m’y suis jeté à corps perdu. Les effluves dominantes m’ont finalement mené dans les bas-fond de la ville et plus précisément chez Yukio, un jeune con de yakusa dont je tairais le patronyme afin de protéger son anonymat. Et si j’ai remonté les égouts jusqu’à ses chiottes, ce n’est pas par hasard, mais parce que la canalisation qui y menait charriait une attirante soupe de vomi de sushis et d’alcool de riz. Sans lui et sa gueule de bois, qui sait ce que je serais devenu…?!

Heureusement, d’ailleurs qu’il était saoul. Il m’a tout de suite adopté. Il était encore au dessus de la cuvette à suer du front et à baver comme une limace quand j’ai émergé du cloaque qu’il venait de gerber. J’avais l’air con avec mon tas de vermicelles perché sur la tête, mais moins que lui lorsqu’il m’a vu. Il est resté cloué sur place, les yeux écarquillés, la bouche béante, la lèvre pendante et pleine de bave.

- « oooHO…?! »

Voilà tout c’qu’il a dit. Il avait certainement dû prendre quelques ecstasy dans la soirée pour réagir comme il l’a fait; avec une infinie curiosité et une surprenante douceur. J’ai secoué la tête pour me débarrasser de ma coupe aux vermicelles et je l’ai regardé droit dans les yeux avant de frétiller jusqu’à la paroi émaillée de la cuve pour modestement tenter de la remonter. Je crois qu’ça l’a ému. Il a alors glissé sa main à l’intérieur de la cuvette pour m’attraper. J’ai sauté sur l’occasion et me suis accroché à son doigt à l’aide de ma précieuse queue préhensile.

- « ooooHO…?! » a-t-il répété.

J’étais sauvé. Il m’a aussitôt foutu dans le fond d’un gobelet pour brosse à dent et m’a emporté avec lui dans sa chambre-salon. Il m’a posé sur une table, puis m’a enfermé à l’aide d’une vieille chaussette roulée en boule, avant de retourner s’écrouler sur son pieu. J’ai passé la nuit, ainsi. Avec tout juste assez d’eau pour y tremper la queue. À cet instant précis, j’avais la taille d’une petite souris.

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Mon sauveur ne s’est levé que le lendemain après-midi et c’est seulement après avoir bu un café bien fort et fumé une cigarette qu’il a émergé de son état second. Il m’avait complètement oublié. Il s’est mis à rêvasser en sirotant sa tasse de café et en fumant sa clope du matin, et a pris ce qui lui tombait sous la main pour s’en servir de cendrier. Il s’est un peu étonné de voir son gobelet pour brosse à dents posé au milieu de la table, mais l’a tout de même utilisé.

Il a balancé la chaussette roulée qui s’y trouvait dans un coin du studio et, sans même regarder au fond du gobelet, y a fait tomber la cendre de ses cigarettes. Jusqu’au soir. Heureusement pour moi, il les éteignait toutes en les trempant dans le fond de sa tasse à café et je n’ai pas eu à me plaindre de brûlures.

Il est finalement allé faire un tour dans la salle de bain pour s’y préparer, en emportant le gobelet, et c’est un miracle si je n’ai pas fini au fond de la cuvette des chiottes avec les mégots. Une nuit sans eau m’avait transformé en une sorte de vieux champignon noir lyophilisé et j’étais resté collé tout au fond. Quasiment agonisant. Une chance que mon hôte ait eu la présence d’esprit de le rincer aussitôt. Je n’aurais pas tenu dix minutes de plus.

En moins de trois secondes, mon corps s’est réhydraté et j’ai retrouvé ma taille normale. Enfin, la nouvelle… car la mutation n’avait cessé d’agir malgré mon dessèchement et j’avais encore triplé de volume. Le gobelet n’y suffisait plus et s’est fendu sous la pression de mon nouveau corps. Yukio m’a lâché sous le coup de la surprise en gueulant un truc du genre :

- « Par tous les trous de l’enfer, c’est quoi c’truc là ? ».

Et je suis tombé dans l’évier. Le pauvre était abasourdi, scotché, baba comme deux ronds d’flan. Ma soudaine apparition l’avait surpris au plus haut point et il me regardait d’un air totalement dégouté. Il ne se souvenait apparemment pas de m’avoir recueilli la veille. Pire, et son intention était sans équivoque : il a tendu le bras en direction de la brosse à dos pour s’en saisir, sans me quitter des yeux, a ensuite pris la poubelle placée sous l’évier, puis après un temps d’hésitation à peser le pour et le contre; à savoir : m’estourbir sans faire de dégâts, ou risquer de se faire sauter à la gueule; il a levé la brosse et l’a approchée prudemment vers moi. J’ai compris à cet instant qu’il risquait de me renvoyer illico d’où je venais, par le conduit des chiottes, si je n’improvisais pas tout de suite quelque chose.

J’ai joué le pauvre innocent, la p’tite bêbête à sa mémère, la peluche gluante. Je me suis mis à sautiller au fond de l’évier et j’ai poussé mon premier cri de détresse. Un miaulement de p’tit chaton. Trop mignon…! Imparable ! Ça l’a rassuré. Il en était pas complètement bouleversé, certes, mais il m’a néanmoins pris en pitié. Il me fallait jouer sur la corde sensible au plus vite, avant qu’il ne change d’avis. J’ai lancé un nouveau cri, une espèce de jappement, plus enjoué que le précédent, et pour parfaire ma prestation, j’ai enroulé ma queue en tire-bouchon et me suis mis à rebondir contre la cuvette de l’évier comme un ballon de basket. Un vrai phénomène de cirque. Ça lui a plu.

Je ne sais pas ce qu’il avait en tête, mais il s’est mis à rire de bon cœur et à laisser tomber son attirail. Il est sorti de la salle de bain en fermant la porte derrière lui, puis est revenu une minute plus tard avec un gros Tupperware à fromage dont j’ai immédiatement senti le fabuleux parfum rance. Il a approché le récipient de l’évier et avant même qu’il tente de m’attraper avec, je me suis jeté dedans sans hésiter. Comme un chaton dans son panier. J’étais son petit animal de compagnie, maintenant, et il devait l’accepter.

Il m’a observé un petit moment, encore tout ébahi, étonné par mon étrange aspect, ému par mes petits miaulements, puis a refermé le Tupperware à l’aide de son couvercle, préalablement et précipitamment percé de quelques entailles qui me permettaient de respirer.

Avant de partir à la nuit tombée, il m’a donné pêle-mêle des feuilles de salades, des trognons de pommes et autres condiments plus ou moins appétissants, en plus d’une tasse remplie d’eau. Puis il est sorti vaquer à ses affaires.

Ses petites attentions me sont allées droit au cœur, mais n’ont pas été suffisantes. À son retour, il lui a fallu me réhydrater à nouveau. Il a commencé à comprendre sur quel type de phénomène il était tombé avec moi quand il a découvert la taille que j’avais à nouveau atteinte en une seule petite nuit.

Le lendemain, j’emménageais dans son vieil aquarium à poissons rouges. J’ai compris plus tard à quoi rimaient toutes les photos qu’il avait prises de moi, ce soir là. En attendant, j’étais aux p’tits soins. Mare d’eau bien tiède, deux, trois minis rochers pour me gratter, et une petite échelle comme pour les grenouilles. Mais attention…! Interdiction d’en sortir. Grillage et pile de magazines au dessus de ma tête pour m’empêcher de m’faire la belle.

Quelques jours ont passé avant l’ordre d’évacuation de toute la ville. C’est là que nous nous sommes séparés, Yukio et moi, après une mesquine transaction entre lui et une bande de yakusa. Ce salaud m’avait vendu contre une poignée d’riz et un aller pour Tokyo avec recommandations.

Je me trouvais maintenant entre les mains d’une bande de malfrats aux intentions incertaines et non moins mercantiles. Ne sachant pas ce que j’étais et représentais exactement, ils m’ont tout d’abord emmené à Tokyo, chez un vieux professeur de biochimie à la retraite, pour en savoir plus.

Quelques analyses bien ciblées ont suffi à ce dernier pour me situer exactement. Mon A.D.N était bien celui d’un homme natif de Fukushima comme il l’avait suspecté, mon taux d’irradiation équivalait à la source radioactive émise lors de l’explosion de la centrale; tout tendait à prouver ma provenance. J’étais à ne pas en douter un spermatozoïde mutant, enfant du nucléaire. Un monstre. Une erreur de la nature. Une exception. Une découverte extraordinaire…! Notre tête-à-tête a été providentiel. Et tout ce qui avait précédé n’en était que le prologue.

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CHAPITRE N°3

rencontre du second type

Le vieux scientifique a eu tôt fait de découvrir mes dons, dont celui de la parole. Comme tous les vieux loups solitaires il avait pris l’habitude de parler tout seul. Se répétant sans cesse ce qu’il devait faire ou ce qu’il était en train de faire. Et moi, j’écoutais. Je mémorisais.

Il réfléchissait à l’instant aux possibles noms dont il pourrait m’affubler. Le diminutif « Spermut », que ce brave Yukio avait composé, ne lui plaisait guère et il le répétait sans cesse en gribouillant des mots sur une feuille d’un air indécis. Il a fini par s’adresser directement à moi.

- « Spermut…?! C’est tout ce qu’ils ont trouvé pour te définir. Spermut…! C’est ridicule…! Pourquoi pas Sperman, tant qu’on y est ! Je vais te dégotter un nom latin digne de toi. Spermatozoïdus mutatis…! Qu’est-ce que t’en penses ? C’est tout de même mieux que Spermut ! ».

- « Spermuuut…! » ai-je alors éructé.

- « Tu préfères Spermut…! Mais c’est pas un nom ça ! ».

- « Spermuuut…! » ai-je répété en miaulant.

- « Si tu insistes…! D’accord pour Spermut. Mais entre nous… ».

C’est là qu’il s’est aperçu de mon don de parole.

- « Bon sang, mais tu parles…! ».

- « Tu parles…! ».

- « Ah, ah, ah, ah…! Et en plus, tu parles…! ».

- « Tu parles…! ».

Il a réfléchi un moment, puis a essayé d’entrer en communication avec moi pour être sûr que je ne répétais pas les mots tel un perroquet.

- « Moi…! Hiro ! » a-t-il fait en pointant son pouce vers lui. Il a continué en tendant son index vers moi et a ajouté : « Toi…! Spermut ! ».

J’ai répété son dernier geste et dit :

- « Toi…! ». Un long silence a suivi durant lequel le vieux est resté dans l’expectative, bouche bée, à attendre ma réponse. « …Hiro ! ».

- « Bravo…! Ah, ah, ah…! C’est fantastique. Tu comprends les choses…! ».

Il en a oublié ses analyses et a passé la journée à m’apprendre de nouveaux mots et quelques concepts fondamentaux. J’ai acquis un langage basique avant la nuit. J’ai très vite appris à exprimer chacune de mes volontés et plus particulièrement mon insatiable appétit. Mon vieil hôte n’a pas manqué, d’ailleurs, de me nourrir généreusement, en me faisant gouter à tout ce qui trainait dans son frigo. Ah…! J’en ai bouffé des sushis pas frais et des crèmes noisette périmées. Des tas…! Tant et si bien, qu’au bout de plusieurs jours de ce régime là, ma taille était comparable à celle d’un gros rat d’égouts.

Deux yakusa sont venus aux nouvelles, ce soir-là. J’avais ordre de me taire. Je les ai vus pencher leurs faces perfides vers moi tandis qu’ils écoutaient les explications du vieux biochimiste. Ce dernier voulait gagner du temps et leur avait concocté un stratagème à sa manière.

- « C’est une mutation due aux radiations émises par l’explosion de la centrale. Ce qui est sûr, c’est qu’il est fortement radioactif…! ». Et effectivement, je brillais de mille feux dans la pénombre du placard où il m’avait laissé.

Les deux Yakusa ont brusquement relevé la tête et ont reculé d’un pas en prenant un air effrayé.

- « Ne vous inquiétez pas, messieurs…! Ce n’est pas un réacteur en fusion. La paroi de verre nous protège des radiations. Il faut juste éviter de rester trop longtemps à côté…! Il vous faut tout de même prévoir un caisson d’isolation si vous voulez le transporter…! ».

Son idée de me transformer en monstre radioactif avait pour objectif de retarder mon transfert, et cela a parfaitement fonctionné. Les deux hommes de main sont repartis bredouilles, mais la donne avait soudainement changé quant à ma valeur marchande. Avaient-ils prévu de me revendre à un laboratoire de génétique, à un cirque ambulant ? Ils prévoyaient maintenant de me revendre à ceux qui m’avaient «conçu» : aux hauts responsables de la centrale et de la direction de Depko.

Pour les yakusa, je faisais désormais l’objet d’un scandale politique qui pouvait peut-être leur rapporter gros. Que le public me découvre et la réputation du nucléaire allait en prendre un coup. Des têtes allaient tomber, en veux-tu-en-voilà. Et même sans tête, les responsables auraient beau courber l’échine et faire des révérences pour tenter d’obtenir le pardon de la population, plus rien ne les excuserait. Pire qu’un tsunami, c’était l’homme, lui-même, qui était touché par cette tare, au cœur même de ses parties les plus nobles. C’était la fin du monde et de l’humanité.

Un des yakusa a posé une dernière question au vieux biologiste avant de repartir.

- « Dites-moi, professeur…! Vous êtes bien sûr que ce truc là vient tout droit de la centrale. Vous en avez les preuves scientifiques…?! ».

- « Certes, certes, messieurs. Les analyses ne mentent pas…! ».

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- « Les analyses ne mentent pas…! ».

Le vieil homme le répétait sans cesse en tournant dans son labo clandestin comme un lion en cage.

- « Bon sang, Spermut…! Mon p’tit gars…! Je crois bien qu’ils veulent te rendre aux responsables de la centrale…! Et s’ils le font, personne ne connaitra ton existence…! Tu deviendras leur cobaye… s’ils ne décident pas, carrément, de t’éliminer ! ».

- « Tu crois qu’ils veulent me tuer…? ».

- « Pire, mon petit…! Ils veulent te torturer, te disséquer, te soustraire au regard des citoyens. Il faut faire quelque chose. Le monde doit savoir. Il doit connaitre ton existence…! ».

- « Tu crois que je vais passer à la télé…? ».

- « Mais, oui. Voilà…! C’est ça qu’il faut faire…! Prévenir les journalistes, les médias, les scientifiques. Tu as raison…! Il faut te cacher quelque part en attendant. Un endroit que personne ne connait. Pas même, moi…! Je sais… Kato ! Il saura quoi faire…! Où ai-je mis son numéro…? ».

Le vieux biologiste s’est précipité sur son ordinateur et a tapoté quelques données sur son clavier. L’envie de participer m’a fait sortir de mon aquarium et je me suis subrepticement approché de lui par derrière. Posé sur ma queue en tire bouchon, j’ai observé le moindre de ses faits et gestes pour tenter de comprendre.

- « Il n’est pas là-dedans. Tant mieux…! J’ai dû l’écrire sur un bout de papier ou dans mon calepin. Voyons voir…! ».

Il s’est mis à fouiller tous les tiroirs et les tas de feuilles empilées pêle-mêle sur son bureau.

- « Ah, voilà…! Kato…! Note ce numéro dans ta mémoire, mon petit. Tu en auras peut-être besoin ! ».

Il m’a fait répéter le numéro pour être sûr que je m’en souvienne, puis a appelé le jeune militant de son portable.

- « Allo…! «Kato»…? Dieu merci, c’est toi…! C’est moi, «Hiro Shima», le vieux professeur fou, tu te souviens…? Oui, ça va, merci ! Je t’appelle pour une urgence…! Tu m’avais demandé des documents, la dernière fois. Je n’ai pas encore eu le temps de trier tous mes papiers pour les rassembler, mais je crois avoir trouvé beaucoup mieux pour toi…! Quelque chose qui n’attend pas…! Mieux qu’une info, une preuve vivante ! Viens me chercher au « pub des mille roses » et ne dis rien à personne, surtout ! ».

Il a raccroché et aussitôt après a posé son portable à terre pour le casser d’un coup de talon. Il a récupéré le bloc mémoire, puis l’a fourré dans sa poche de pantalon. Il n’a pas, non plus, oublier de brûler le bout de papier sur lequel le numéro de Kato était inscrit.

- « Retourne dans ton aquarium, on part en voyage…! » m’a-t-il ordonné avant de prendre un grand sac de sport pour m’y mettre avec l’aquarium. Il y a aussi fourré son ordinateur et les quelques feuilles contenant ses analyses.

Au même instant, les yakusa décidaient de retourner chez le vieux professeur pour me récupérer. [Vous comprendrez, s’agissant des évènements que je n’ai pu vivre, que je puisse en interpréter le récit et les dialogues à ma façon. Dans le respect de la logique la plus élémentaire et des informations dont j’ai eu connaissance]. Le boss donnait ses ordres :

- « Une cocotte minute fera l’affaire. Achetez-en deux. Une grande et une petite. Vous mettrez le Spermut dans la petite et la petite dans la grande. C’est plus sûr…! Compris…?! Allez, exécution ! ».

- « Oui, patron…! ».

- « Trouvez-moi ce foutu numéro, vous autres, en attendant. Trouvez-moi un bordel ou une pute qu’il fréquente, s’il le faut…! ».

- « Je crois qu’j’ai trouvé, patron…! On a une taupe à la commission nucléaire ! ».

- « Très bien…! Contactez-la et demandez-lui de me trouver son numéro personnel. Y’a bien une secrétaire qui le connait…! ».

- « Bien, patron…! ».

_

Le pub des milles roses ne payait pas de mine. Aucun ravalement de façade n’avait été fait depuis son inauguration, il y a de ça bien longtemps, quand l’association des anti-nucléaire décida d’acheter un lieu de rendez-vous officiel pour ses permanences. Depuis, le club avait pris une ampleur totalement «imprévue» et avait installé son siège dans un endroit mieux approprié. Le pub avait survécu, soutenu par quelques militants marginaux de la première heure.

Le vieux biochimiste est descendu de taxi à une centaine de mètres de son lieu de rendez-vous, les a parcourues lentement en vérifiant les alentours, est passé une fois devant le pub pour s’assurer qu’aucun yakusa ne le suivait, puis a pénétré à l’intérieur. Kato n’y était pas encore. « Allait-il seulement venir ? ».

Il s’est assis au fond de la salle, a glissé le sac où j’étais caché, sous la table, puis a commandé un alcool de riz.

_

Les deux yakusa sont arrivés devant le domicile du vieux biochimiste, les bras chargés des deux cocotte-minute encore emballées. Ils ont sonné à la porte plusieurs fois en s’impatientant avant de se décider à casser la serrure d’une balle de calibre.

L’appartement était vide, le labo aussi et j’avais disparu.

- « Patron…?! Le vieux s’est fait la malle en emportant le Spermut…! Oui, y’a un tas de papier sur le bureau. Son portable est par terre, en p’tits morceaux…! Non, patron…! Pas d’autres dégâts…! Entendu, patron…! ».

_

Chez le patron, ça chauffait.

- « Le vieux salaud…! Je veux l’adresse de chacun des membres de sa famille, de ses anciens collaborateurs, de ses fréquentations…! On a une chance de le retrouver s’il a pris un taxi; contactez nos agents…! Il va me le payer ce vieux saligaud ! ».

_


CHAPITRE N°4

Rencontre du troisième type

Kato est enfin arrivé au rendez-vous. C’était un jeune adulte, moitié punk, moitié hippie, les cheveux roux en pétard, l’œil un peu rond et cerné. Il est entré dans le pub en saluant les employés et deux, trois militants assis au bar. Le vieux biochimiste lui faisait signe du fond de la salle.

- « Bonjour, Maitre Hiro…! »

- « Bonjour, mon petit…! Merci d’être venu si vite. Assied-toi…! Tu veux quelque chose…! ». Le serveur arrivait à l’instant.

- « Une bière blanche bio, s’il-te-plait…! ».

Le serveur est reparti. Le vieux a aussitôt pris la parole :

- « Je n’ai peut-être pas beaucoup de temps, Kato…! Alors écoute bien tout ce que je vais te dire sans poser de questions. Si tu acceptes, il te faut être sûr de pouvoir aller jusqu’au bout…! »

_

Chez les yakusa, l’info venait de tomber.

- « Ça y est, patron…! On a un chauffeur qui nous signale un vieux monsieur avec un grand sac, qu’il aurait pris vers 20h. Il l’a déposé dans la banlieue, à un carrefour près du pub les milles roses. Un repaire de militant anti-nucléaire. Le vieux aussi militait. C’est sûrement lui ! ».

- « Bien vu…! Quatre hommes pour vérifier ! ».

_

Au pub, le vieux biochimiste finissait de raconter son incroyable histoire à Kato. Il avait sorti son ordinateur et le dossier me concernant. Les feuillets des analyses s’étalaient sur la table sous les yeux du jeune militant.

- « Voilà tout ce que je peux en dire…! Tu acceptes…? ».

- « Et comment, Maitre…! C’est un grand honneur…! ».

- « Tu me remercieras plus tard…! Tiens, prends cette liste. Tu y trouveras le numéro de militants et de scientifiques qui pourront t’aider. Il faudra prévenir les journalistes, mais pas n’importe lesquels. Méfie-toi de tout le monde…! ».

- « Et vous, qu’allez vous faire…? ».

- « Ne t’inquiète pas…! Je pars me réfugier à la campagne. Personne ne sait où je vais. Et tu ne dois pas le savoir, comme je ne dois rien savoir de toi. À partir de maintenant, nous ne nous connaissons plus. Ah, j’oubliais… Débarrasse-toi de ton portable. C’est la seule chose qui nous relie toi et moi…! Trinquons une dernière fois, mon petit…! Tous nos militants, et au-delà, l’humanité toute entière, comptent sur toi pour faire connaitre la Vérité ! ».

- « À la Vérité, alors…! ».

- « À la Vér…! Bon sang, ils m’ont retrouvé…! ».

La voiture des yakusa s’est garée devant le pub et tous en sont sortis précipitamment avant de se diriger à grand pas vers l’établissement. L’un d’entre eux portait les cocotte-minute à bout de bras.

- « Il ne faut pas qu’ils te voient avec moi. Prends le sac et sors par les cuisines. Dépêche-toi…! Tiens, les analyses…! » a dit le vieux biochimiste en rassemblant les feuillets.

Kato s’est levé de table sans hésiter et s’est emparé du sac. Le vieux lui a tendu le bloc mémoire de son portable et les feuillets du dossier. Le jeune militant a pris le bloc mémoire pour le mettre dans la poche de sa veste, puis dans sa précipitation, et alors qu’il jetait un coup d’œil affolé vers les yakusa qui atteignaient l’entrée, il a fait tomber, en voulant le saisir, tout le dossier que le vieux biochimiste lui tendait.

- « Tant pis, file…! » lui a ordonné celui-ci en s’agenouillant pour ramasser les feuillets éparpillés sur le sol.

- « Adieu, Kato ! ».

- « Adieu, Maitre ! ».

Kato l’a quitté précipitamment et a filé aux cuisines.

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Les yakusa sont entrés au même instant. Ils ont tout de suite repéré le vieux au fond du pub et se sont invités à sa table.

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Kato avait crû pouvoir s’échapper par les cuisines, mais alors qu’il s’apprêtait à ouvrir la porte de service, un des yakusa est apparu à une fenêtre et a tenté d’entrer. Merde…! Il était coincé. Il s’est dissimulé vite fait derrière le grand établi d’inox et s’est mis à réfléchir pour trouver une solution.

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Les yakusa avaient pour ainsi dire, pris le pub en otage. Un homme de main gardait l’entrée, un autre avait l’œil sur la clientèle, les deux derniers faisaient pression sur le vieux biochimiste… et sur le serveur par la même occasion.

- « Où est le sac, bordel de dieux…! Tu veux une balle dans l’genou, vieux fou…?! C’est ça qu’tu veux…! Et toi, l’serveur. T’as rien vu…! T’as pas vu un grand sac noir, par hasard…?! Hein, quoi…? Tu sais pas. Comment ça, tu sais pas…? Tu l’as vu ou pas…! Parle ou j’flingue le vieux…! ».

_

Kato entendait parfaitement bien les menaces des yakusa à travers la porte qui donnait sur la salle. Il comprenait dans quel pétrin il s’était fourré et cherchait encore une solution pour s’en sortir. Il commençait à croire que seul un miracle pouvait l’aider, puis soudain, il a eu une idée de génie.

Il a d’abord sorti l’aquarium du sac, a arraché le ruban adhésif, s’est posté devant le bac à vaisselle, a ôté le couvercle, puis enfin m’a jeté dans un fond d’eau sale et huileuse.

Il a ensuite attrapé une carpe vivante dans l’aquarium de la cuisine, a coupé le fil d’alimentation d’un lecteur cd qui trainait là et lui a enfoncé dans le cul. Pauv’ poiscaille…! Y d’vait pas s’y attendre ! Kato a terminé en l’emballant avec du cellophane et en prenant soin de lui coller deux moitié de citron vert en guise d’yeux radioactifs. Il a jeté le tout dans mon aquarium, a remis le couvercle et a refermé le sac.

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À force de menaces, le serveur a flanché et a pointé la cuisine d’un doigt tremblotant. Les deux yakusa s’y sont précipités et sont tombés sur Kato qui faisait la plonge en écoutant de la musique. Ce dernier s’est arrêté et a retiré ses écouteurs en les voyant débarquer, les a salué, puis s’est remis au travail.

Les deux brutes ne se sont pas méfiées. Ils n’ont pas eu à chercher le sac qui se trouvait là, bien en vue sur le plan de cuisine en inox. Ces derniers l’ont ouvert aussitôt d’un air soupçonneux et ont regardé à l’intérieur. La carpe emballée, les citrons verts et le fil d’alimentation électrique firent d’autant plus illusion que le pauvre poisson se débattait dans une eau trouble pour tenter d’échapper à l’asphyxie.

- « Fais gaffe s’est radioactif ! » a dit l’un d’eux.

Ils se sont tous deux affublés d’une paire de gants et d’un masque de chantier avant de transvaser le contenu de l’aquarium dans la petite cocotte-minute qu’ils ont mis dans la grande, sans se rendre compte de leur erreur. Ils ont emmené le vieux biochimiste avec eux et sont tous repartis dans leur gros 4x4 tout noir.

_

Kato a eu un peu de mal à m’attraper dans l’eau de vaisselle où je me planquais. Plus glissant qu’une anguille, je lui filais sans cesse entre les pattes. J’y étais bien. Comme un spermut dans une piscine de vomissures. Y’avait à boire et à manger. Le serveur qui s’inquiétait pour Kato est entré dans la cuisine et est venu à la rescousse.

- « Ça y est, je l’ai…! Trouve-moi vite un récipient ! » s’est exclamé Kato en me tenant fermement entre ses mains.

Le serveur a tout de suite sorti un seau et son couvercle d’un placard, puis, suivant les instructions du jeune militant, l’a empli d’eau au tiers. Pour Kato, s’était trop tard. Affolé, énervé, effrayé… je lui ai giclé en pleine tronche. Je lui ai craché un infâme jus de vomi et d’eau de vaisselle plus parfumé qu’un vieux tampax au nuoc-man. Jusque dans les oreilles ! Le pauvre… Je le regrette, aujourd’hui, et j’espère qu’il me l’a pardonné !

Il a tout de même réussi à me mettre dans le seau et je suis parti avec lui, attaché au porte-bagage de son vélo.

_

Le chef des yakusa est sorti de sa voiture et s’est dirigé avec sa garde vers un entrepôt. Ils l’ont traversé, sont descendus au sous-sol, puis sont entrés dans une pièce dissimulée par des étagères. À l’intérieur, un grand aquarium était posé sur une table et des hommes de mains s’affairaient tout autour pour le brancher. La grosse cocotte-minute se trouvait à côté.

- « Vous avez pensé au compteur Geiger, j’espère…! ».

- « Oui, patron…! ».

- « Voyons si ce que nous a dit le vieux est vrai…! Sortez la petite cocotte et vérifiez le taux de radioactivité…! ».

- « Ça grésille, chef…! ».

- « Oui ben, j’entends. Ça dit quoi…? ».

- « C’est dans le vert, à la limite de l’orange…! On est encore dans les normes ! ».

- « Bon, ouvrez lentement, maintenant…! Qu’est-ce que ça dit ? ».

- « Toujours dans le vert…! ».

- « L’aquarium est prêt, patron…! ».

- «Transvasez la cocotte dedans…! ».

Un des hommes de mains a sorti la petite cocotte-minute de la grande et en a versé le contenu dans l’aquarium pimpant neuf. Ce qu’ils avaient pris pour le spermut… c’est-à-dire, moi… est tombé à plat dans l’eau, puis s’est mis à couler sous leur regard suspicieux. La carpe moribonde a eu un dernier sursaut. Tout le monde a cru à son réveil, mais elle a finalement terminé sa course au fond de l’aquarium et n’a plus bougé.

Le chef des yakusa s’est tout de suite inquiété. Il a crié à travers son masque de protection :

- « Bordel, mais c’est quoi, ce truc ? Il est crevé ou quoi. Et ça, qu’est-ce que c’est ? ».

Le câble électrique, planté dans le cul de la carpe, dépassait de l’aquarium et pendait un peu en dehors. Les extrémités en cuivre des fils cisaillés en étaient parfaitement visibles à l’œil nu.

Le chef des yakusa s’en est saisi et a retiré la carpe morte de l’aquarium. Il la tenait, pendue au dessus de l’eau, lorsque celle-ci a glissé de son support… Blop ! Et est retombée dans l’eau… Plouf ! Le câble lui est resté dans la main et des éclaboussures lui ont aspergé la face. Il s’est mis à gueuler comme un putois.

- « Un putain de fil électrique…! Sortez-moi ce truc de là et déballez le, nom de dieu…! ».

Un des hommes de mains s’est précipité vers le chef pour lui donner un mouchoir. Les autres sont restés hésitants.

- « Qu’est-ce-que vous attendez…! » s’est écrié le chef, avant de brusquement s’emparer du mouchoir que son employé lui tendait.

Il s’est essuyé le visage, ôtant, par la même occasion, le masque de protection qui le gênait. Son garde personnel s’affairait autour de lui, compteur Geiger en main, afin de mesurer le taux de radioactivité collée au col de son veston. Le chef l’a chassé d’un revers du bras.

- « C’est une carpe, patron…! Au citron vert ! » s’est exclamé un des hommes de mains en tenant la carpe d’une main et les rondelles de citron de l’autre pour les montrer à son chef.

- « Au citron vert…?!!! Très drôle ! Bande d’abrutis… Une carpe ! Vous vous êtes fait bernés…! Il est où ce vieux salaud que je lui dise deux mots…?! ».

- « À côté, patron…! ».

- « Et bien, amenez le moi, imbéciles…! ».

L’homme qui gardait la porte derrière laquelle le vieux biochimiste était séquestré, l’a ouverte et a fait un signe à son acolyte.

- « Viens par là, toi. Allez dépêche toi ! » a ordonné l’homme de main en poussant le prisonnier de son siège vers la sortie.

Ce dernier connaissait la plupart des membres du gang et plus particulièrement, leur chef. Il les savait capables de tout, mais n’avait pourtant pas l’air de vouloir s’en laisser conter.

- « Alors, espèce de vieux fou…! Ça te fait sourire…! Tu te crois plus malin que nous. Mais tu me forces à sévir. C’est pas dans ton intérêt…! Si tu veux que je te pardonne, dis-moi à qui tu as refourgué le spermut ! ».

- « Il se surnomme Kato, c’est tout ce que je sais de lui. Et c’est d’ailleurs pour cela que je l’ai choisi. Vous pouvez me torturer, je n’aurai rien d’autre à vous apprendre sur lui ! ».

- « Pourquoi as-tu fait ça…? Tu aurais pu continuer à gagner beaucoup d’argent…! ».

- « Tant que vous aviez besoin de moi pour analyser vos produits, j’étais partant. Mais passer un tel scandale à la trappe est pour moi une trahison envers le Japon…! ».

- « De la haute trahison, même…! Mais aussi une affaire d’état…! Sans relations, ton Kato, ne pourra rien négocier. Ni avec l’état, ni avec les médias, ni même avec les soi-disant chefs de file du mouvement anti-nucléaire. Tu le sais aussi bien que moi. Tous corrompus…! En attendant qu’on retrouve ton protégé, je vais te garder en vie, car j’ai encore besoin de toi. Tu vas me pondre un compte-rendu qui puisse convaincre le p.d.g de Depko que nous détenons bel et bien le spermut. C’est ta dernière chance...!

- « Il vous faudra plus que la signature d’un biochimiste à la retraite pour le convaincre. Les analyses doivent être avalisées par de nombreux confrères indépendants avant… ».

- « Sauf s’il pense que tu le fais pour l’argent…! Et ça, je m’en occupe…! ».

_


CHAPITRE N°5

L'inspectrice s'en mêle

L’inspecteur était une femme. Jolie et élégante. Pas très portée sur l’action d’après ses vêtements.

- « Vous voulez me faire croire que des yakusa de Tokyo sont venu ici et ont kidnappé un vieux militant pour récupérer un poisson…? ».

- « Une espèce rare de fogu…! ».

- « Vous fichez pas de moi…! ».

- « Mais, inspecteur…! Je vous assure. Je l’ai vu de mes yeux. Un poisson avec une longue queue de rat et de gros yeux verts. Un truc vraiment bizarre…! ».

- « Soit…! On verra ça plus tard. Vous allez nous suivre pour nous faire un portrait robot de ce Kato…! ».

- « Et qui va tenir le bar…? Je ne peux pas ! ».

- « Bon…! Vous dites qu’il était roux et vêtu comme un clochard. Il avait un autre signe particulier. Grand, petit, gros, maigre…?! Une cicatrice, un tatouage…?! ».

- « Non…! À part ses cheveux, il est normal ! ».

- « Vous n’avez rien remarqué d’autre…?! ».

- « Non…! Ah, si… y sentait pas très bon…! C’est tout ! ».

- « J’irais pas loin avec ça. Vous croyez qu’on travaille au flair…! Vous dites que c’est lui qui a pris le poisson, le fogu. Là aussi j’ai du mal à vous croire ! Pourquoi donc courir après un fogu ? C’est pas une espèce rare en voie de disparition, si je ne m’abuse. Vous êtes sûre que c’était un fogu et pas plutôt une espèce rare ? ».

- « Je sais pas…! C’est lui qui m’a dit ça. C’était peut-être autre chose. En fait, ça ressemblait plus à un gros têtard…! Tout blanc avec de gros yeux vert. Et puis une grande queue…! Y pouvait respirer hors de l’eau. C’est pour ça que je dis que ça ressemble plus à un têtard qu’à un poisson ! ».

- « Un têtard…! Des yakusa courant après un têtard…! Qu’est-ce qu’il a ce têtard. Il parle ou quoi…? Bon, vous serez convoqués au commissariat pour venir déposer. Si ce Kato revient ici, ce qui m’étonnerait, vous m’appelez directement et immédiatement ! » a conclu l’inspectrive en tendant sa carte de visite au serveur. « Tu parles d’une affaire…! Tellement invraisemblable qu’on pourrait y croire…! » a-t-elle soupiré en se retournant vers son collègue. Elle a ajouté : « Il me faut l’identité et l’adresse de ce vieux militant et de ce Kato. On va aller jeter un coup d’œil chez eux…! ».

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Le chef yakusa observait la scène de loin.

- « Prends tous les flics en photos. Et surtout l’inspectrice. Trop belle pour être flic, d’après moi…! Toi, Kitano, tu vas aller interroger le serveur avec les autres et essayer d’en savoir un peu plus que les flics. Pas question qu’ils nous doublent…! Je veux aussi le nom de l’inspectrice…! » a-t-il ordonné en regardant s’éloigner la jeune femme.

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Kato est descendu de vélo, a pris le seau et est allé sonner à une porte cochère.

- « Salut Kenji…! C’est moi, Kato…! Je peux monter ? ».

La porte s’est ouverte automatiquement et Kato a monté les escaliers quatre à quatre pour rejoindre son ami. L’appartement de Kenji était spacieux, presque luxueux, austère et moderne à la fois. Tout le contraire de Kato.

- « Salut…! Excuse de pas t’avoir appelé avant, mais j’viens d’balancer mon portable dans l’canal. J’t’expliquerai…! Viens dans la cuisine. J’ai quelque chose à te montrer…! T’as du cellophane ? ».

Kato a posé le seau dans l’évier de la cuisine, puis en a retiré le couvercle. Surpris et effrayé de découvrir deux nouveaux faciès, je me suis relevé d’un bond et leur ai craché au visage. Le couvercle plastifié du Tupperware les a protégés in-extrémis. Son ami Kenji a immédiatement plaqué le film cellophane sur le seau pour m’empêcher d’en sortir et m’a observé au travers.

- « Putain, c’est quoi, c’truc là…! C’est dégueulasse ! ».

- « C’est un spermut…! Un spermatozoïdus mutatis. Un spermatozoïde mutant. Un monstre du nucléaire sorti tout droit de Fukushima…! ».

- « Qu’est-ce que c’est que cette connerie…?! Tu délires, mon pote ! ».

- « Attends, tu vas voir…! ».

Kato a approché son visage du seau et s’est adressé à moi.

- « Spermut…?! Je suis Kato. L’ami de Hiro. Tu te souviens de Hiro…?! ».

- « Hirooo…! » ai-je miaulé.

- « Oui, c’est ça. Et moi je suis Kato…! ».

- « Katooo…?! ».

- « Putain, mais ça parle ton truc…! ».

- « Qu’est-ce que je t’avais dit. Tu me crois maintenant…! Je suis là pour t’aider. Hiro ne pouvait pas te garder. C’est à moi maintenant de poursuivre sa mission. Tu me comprends…? ».

- « Hirooo…! ».

- « Tu le reverras, ne t’inquiète pas…! Est-ce que je peux ouvrir sans que tu nous craches dessus, Spermut…? ».

- « Spermut le jure…! » ai-je répondu.

Kato a retiré le cellophane et ils se sont laissés aller un petit moment à m’admirer. Ma soumission méritait bien une petite récompense. J’ai sorti la tête de l’eau en poussant sur ma queue, je leur ai souri et ai demandé mon dû.

- « J’ai faim…! ».

_

- « Toc, toc, toc…! ».

Le chef yakusa a ouvert les yeux.

- « Oui, entre…! Assied-toi, Kitano. Alors, cette visite. Comment ça s’est passé ? ».

- « Aucun problème…! Le vieux a refilé le spermut à un certain Kato, un militant anti-nucléaire. J’ai une description…! Le serveur le connait un peu en tant que client et il a vu le spermut. On lui a foutu la trouille de sa vie; il la ramènera pas…! J’ai aussi récupéré la carte de visite de Madame l’inspectrice…! Tenez, patron ! ».

- « La bourde est presque rattrapée…! Trouvez moi ce …? ».

- « Kato…! ».

- « Oui…! Trouvez-le. Faites tous les clubs anti-nucléaire, les squats; trouvez des gens qui le connaissent et ramenez les pour les interroger si nécessaire ! ».

_

J’étais en train de dévorer de vieux sushis à peine décongelés sous les regards admiratifs de Kato et Kenji qui discutaient entre eux, attablés devant moi.

- « Tu veux que je le garde chez moi, dans mon aquarium…? Ma copine va flipper avec un truc comme ça à la maison. T’as pas un autre endroit ? ».

- « Impossible pour l’instant. C’est l’histoire de quelques jours…! ».

- « Elle aura vite fait de le foutre dans les chiottes ! ».

- « Pas si tu la mets au courant…! C’est bien une militante, non…?! Elle peut très bien comprendre l’enjeu que cette petite bestiole représente pour notre mouvement. Si tu veux, c’est moi qui lui en parle…! ».

- « Il va nous attirer que des problèmes ton spermut…! Les yakusa sont peut-être déjà à ta recherche ! ».

- « Ils m’ont pas vu…! ».

- « Et l’vieux, alors…! Il peut parler…! ».

- « Ouais, c’est sûr…! Ils ne vont pas hésiter à le torturer. Je vais changer de look. Me raser les tifs et m’habiller tout en orange…! En moine bouddhiste. Bonne idée, non ?! T’es rassuré…? ».

- « Ouais, mais ça change rien pour ma copine. Il faut que je la mette au courant; et la connaissant, je doute qu’elle accepte. C’est dangereux…! ».

- « Pas plus que le nucléaire…! ».

Argument imparable pour un militant engagé tel que l’était le bon Kenji.

_

Madame l’inspectrice faisait son rapport. Son collègue a déboulé dans son bureau en brandissant une note.

- « On a l’adresse du vieux…! On n’a pas trouvé celle de Kato, on n’a vraiment rien trouvé sur lui à part quelques photos de manif assez anciennes. Et encore, on n’est pas vraiment sûr que ce soit bien lui…! ».

- « On le trouvera plus tard. En attendant : lets go ! ».

_

Le chef des yakusa a reposé les documents sur la table et a regardé le vieux biochimiste épuisé, assis face à lui.

- « Bien…! Très bien. Je n’ai pas tout compris, mais ça me semble convaincant. On va voir si ça l’est pour notre ami le p.d.g…! C’est à lui, maintenant, de décider de votre sort. Vous êtes sûr de ne rien vouloir corriger, ou retirer, ou ajouter…?! Parfait. Alors c’est parti…! ».

Le chef des yakusa a glissé les feuilles dans une grande enveloppe qu’il a refermée en en lissant le bord entre ses doigts gantés. Il l’a donné à Kitano qui est aussitôt sorti du bureau pour aller la poster, puis il a enlevé son masque.

- « Buvons quelque chose, cher ami…! Un vieil alcool français pour nous revigorer. On va vous donner à manger et de quoi bien dormir. Vous l’avez mérité ! ».

- « Vous oubliez la dernière cigarette…! ».

- « Pas encore, très cher. Vous pouvez encore sauver votre peau ! Vous fumez…? ».

_

CHAPITRE N°6

Mon premier amour

Kenji entrait les données du bloc mémoire du vieux biochimiste et celles du portable de Kato dans son ordinateur.

- « Voilà, c’est fait. On va les charger dans mon portable et tu pourras appeler d’ici…! ».

- « Non, je vais racheter un portable au marché noir, c’est plus sûr…! Je vais juste noter un numéro…! ».

- « Le numéro de qui…? ».

- « D’un journaliste…! Mais, tu sais, moins tu en sauras et mieux ça vaudra pour toi…! ».

- « J’ai tout de même le droit de savoir ce que tu vas faire, je participe aussi…! ».

- « Eh ben, j’oublierais pas de te citer quand l’affaire éclatera au grand jour. Fais voir les données du vieux…! ».

- « Tiens ! ».

- « Y’en a du monde…! Ah tiens, il y a des surnoms, on dirait. Regarde…! J’essaierai d’abord avec ceux là. J’espère que l’un d’eux pourra nous aider ».

Kato s’est mis à recopier quelques numéros de téléphone de la liste.

- « Tu veux te débarrasser du spermut…?! » a demandé Kenji en me désignant du regard.

J’ai relevé la tête de mon assiette de sushis et j’ai roté.

- « Bièèère…! ».

- « Heu, ouais, ouais…! » a répondu Kenji, un peu surpris par mon comportement.

- « Non, non…! Pas question, ça le déshydrate…! On va te mettre dans un grand aquarium, tu pourras boire autant que tu veux. Rentre dans ton seau, maintenant ! ».

- « Bièèère…! ».

J’ai fait mine de lui cracher à la figure quand Kato s’est approché de moi avec le seau. J’ai régurgité le contenu de mon estomac vers mes bajoues qui se sont gonflées brusquement, puis je me suis redressé sur ma queue. Je voulais avant tout m’amuser un peu et j’ai bondi sur le sol pour leur échapper. Course poursuite dans l’appartement.

Je m’étais réfugié sous un meuble de cuisine quand la copine de Kenji est entrée dans la pièce. Kato, seau à la main, et Kenji, avec une serpillère pour filet, étaient à quatre pattes et semblaient chasser le rat.

- « Ah, vous êtes là…! Qu’est-ce qui se passe ? ».

- « Ferme la porte, vite…! ».

- « Quoi ? Y’a une souris…? Un rat…? Moi, j’reste pas là…! ».

Elle était prête à sortir de l’appart et de l’immeuble en courant si cela avait été le cas, mais elle a soudain entendu le tendre miaulement d’un petit chaton. Celui dont je savais si bien me servir pour attendrir les âmes.

- « Oh, mais c’est un petit chat…! Minou, minou…! » a-t-elle dit en s’accroupissant au pied du meuble. Kenji a voulu répondre :

- « Heu, pas tout à fait…! » a-t-il dit.

J’ai miaulé à nouveau.

- « Quoi ? Il est sauvage…?! » a demandé la jeune femme. « Minou, minou…! » a-t-elle ajouté.

D’où j’étais, j’avais une vue splendide sur la petite culotte de la jeune femme. D’enivrantes effluves s’en échappaient et venaient jusqu’à moi réveiller mon instinct « paternel ». Je suis alors redevenu un spermatozoïde comme les autres, programmé pour procréer. C’est véritablement ma seule faiblesse, mis à part un bon alcool de temps en temps…! Ivre de désir, donc, et n’en pouvant plus, je me suis soudainement et instinctivement rué vers les parties intimes de la jeune femme, provoquant une si grande surprise chez elle, qu’elle en est tombée en arrière, jambes écartées. Je me suis dressé sur ma queue et j’ai bondi sur elle. Otsu a hurlé et a brusquement refermer les jambes pour se protéger, me stoppant net et me retenant serré entre ses cuisses.

- « Ah, au secours…! Qu’est que c’est…?! Enlevez-moi ça de là, par pitié ! » a-t-elle crié.

Pour moi, plus rien d’autre n’existait en dehors du parfum impérieux qui refluait des parties intimes de la jeune femme. Je n’avais qu’une idée en tête, pénétrer tout entier dans son intimité et m’y enfoncer au plus profond à la recherche de la partenaire idéale… d’un bel ovule à enfanter. C’est pourquoi Kenji n’a eu aucun mal à m’attraper. Je ne l’ai même pas vu venir. Il m’a ensuite remis dans le seau que Kato lui tendait et ce dernier a refermé le couvercle.

La pauvre Otsu s’est relevée et a essuyé ses cuisses avec le pan de sa robe d’un air dégouté.

- « C’est quoi ce truc là. Tu peux me le dire…?! C’est toi, Kato, qui a ramené ça, je suppose…! ».

- « C’est juste un gros têtard…! C’est pour l’aquarium…! ».

- « Hors de question de garder ça à la maison…! Il m’a sauté dessus d’un air lubrique…! C’est dégueulasse ! ».

- « T’inquiète pas mon amour, il est pas méchant. Et puis quand tu sauras ce qu’il peut faire, tu changeras sûrement d’avis…! » dit Kenji.

- « Quoi…?! Tu veux garder ce… cette chose ici…?! ».

- « Calme-toi…! C’est vrai qu’il est pas beau à voir, mais il a un don. Il est capable de parler…! ».

- « Tu te fiches de moi…! ».

- « Montre-lui, Kato…! ».

- « D’accord…! Spermut…! Tu veux bien nous parler. Tu pourrais t’excuser auprès de la demoiselle, tu ne crois pas ? ».

- « Spermut…! Spermut…! » a ajouté Kenji.

- « Comment vous l’appelez…?! » a demandé Otsu.

- « Spermut…! C’est un diminutif ! » a répondu Kato.

- « Spermut…?! » s’est exclamé Otsu.

Et là, j’ai tout de suite réagi. J’ai fait gicler l’eau du seau avec ma queue et j’ai miaulé douloureusement en entendant sa douce voix féminine. Kato a encore tenté de me convaincre en m’appelant par mon nom sur un ton mielleux. Je n’allais pas lui répondre après ce qu’il venait de me faire.

- « Il refuse de parler…! Tu pourrais essayer, toi, Otsu…! ».

- « Moi…?! Je ne vais pas me rendre ridicule. C’est pas un perroquet que je sache…! ».

- « Essaye…! » dit Kenji. Il a ajouté d’un petit air moqueur : « Il avait l’air de bien t’aimer…! ».

Otsu a regardé les deux compères de travers, a réfléchi, puis a accepté l’expérience. Elle a approché son visage du seau, puis a chuchoté :

- « Petit, petit…! Spermut…?! ».

Je me suis mis à miauler de tout mon cœur. Un mignon petit miaulement qui a suffi à attendrir la jeune femme.

- « Bonjour, Spermut…! ».

J’ai miaulé à nouveau pour l’encourager à continuer.

- « Si tu peux parler, parles…! Je t’écoute. Mais ne me saute pas dessus, s’il te plait ! ».

Elle se sentait ridicule, mais jouait le jeu. Je lui ai fait la surprise de sa vie.

- « M’excuse…! Moi est désolé…! » lui ai-je répondu.

- « Merde, alors…! » s’est exclamée Otsu en se relevant brusquement. « C’est bien vrai qu’il parle…! À moins que l’un d’entre vous soit ventriloque ! ». Et elle a regardé les deux garçons d’un air suspicieux.

- « Ouvre la boite que je vois si c’est réellement lui qui parle…! ».

- « Le mieux serait de le mettre tout de suite dans l’aquarium…! » a proposé Kenji.

Otsu a hésité une seconde, puis a donné son accord.

J’ai plongé avec délectation dans la grande cuve d’eau oxygénée. J’ai fait un tour d’aquarium, repoussant tous les autres poissons vers un seul côté par le seul fait de ma présence. Même les piranhas se sont réfugiés derrière les pierres et les herbes hautes. Otsu a tapoté la vitre du bout de ses ongles vernis pour m’attirer :

- « Spermut…! Petit, petit…! ».

Je suis remonté à la surface et me suis collé à la paroi de verre pour regarder la jeune femme d’un air amoureux.

- « Bonjour Spermut…! ».

- « Bonjour…! ».

- « Je m’appelle Otsu…! ».

- « Moi, Spermut…! Toi, Otsu…! Otsu…! » ai-je répondu d’un air enjoué avant de faire une cabriole dans l’eau.

- « Incroyable…! Il faut le voir pour le croire. Mais d’où il vient cet animal…? » a-t-elle demandé en se tournant vers Kato.

- « Au point où on en est, je peux te le dire…! C’est un spermatozoïdus mutatis. Un spermatozoïde mutant, quoi…! Il vient de Fukushima. Je le sais d’un vieil ami à moi, un biochimiste qui l’a analysé…! Tu peux ne pas me croire, mais c’est la vérité. En fait, on a, là, la preuve des méfaits à long terme de la radioactivité et de l’énergie nucléaire sur l’homme. Une preuve visible, concrète, analysable. C’est une incarnation du mal. Un icône. Un symbole…! ».

- « Oui, oui, je vois ce que tu veux dire, mais c’est difficile à croire…! ».

- « C’est justement là qu’est le problème…! » a conclu Kato.

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GREG ORSON

(Stéphane Marin)

CHAPITRE N°7

L'enquête

L’inspectrice a jeté un dernier coup d’œil autour d’elle. Elle et son équipe se trouvaient dans l’appartement du vieux biochimiste kidnappé.

- « Tout porte à croire que nous sommes en présence d’un labo clandestin…! Je savais bien que cette histoire cachait quelque chose. Il y a tout le matériel nécessaire. On enverra une équipe d’expert pour vérifier…! En tout cas, il s’est sûrement passé quelque chose, ici….! Les traces de poussière sur le bureau suggèrent que tous les papiers du vieux ont été dérobés ou qu’il les a emportés…! Le portable cassé est notre seule piste; vérifiez tout de suite les appels partis de cette zone entre 20h et 21h ce soir…! Allons poser quelques questions aux voisins avant de rentrer. On ne sait jamais…! Et faite mettre des scellés; on va entamer une procédure pour enlèvement et séquestration ! ».

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Une heure plus tard, la jeune inspectrice consultait les données de l’ordinateur central sur son écran. Son bureau ressemblait à celui d’une cadre d’entreprise. Un des enquêteurs a frappé à la porte et est entré.

- « On a la liste des abonnés que le vieux biochimiste a appelé sur les six derniers mois et celui du dernier appel. Un certain Kato. C'est certainement celui de la taverne...! ».

- « Parfait…! » a répondu l’inspectrice à son collègue. « Commencez par éliminer les numéros administratifs et commerciaux, et mettez tous les autres sur écoute. Ce Kato va peut-être chercher de l’aide chez les amis du vieux Hiro…! Qu’est-ce que ça donne pour son portable…? ».

- « Rien…! On a des messages en attente. Espérons qu’il les consulte ! ».

- « J’en doute…! ».

- « Ah, j’oubliais…! On a contacté tous nos agents doubles du milieu. Aucune info sur le vieux, aucune rumeur, rien…! ».

- « Ça ne m’étonne pas…! Pauvre vieux…! » a-t-elle dit d’un air sombre. « Bon…! Ce petit con va bien finir par se manifester…! Vous allez enquêter chez les anti-nucléaire et me faire la liste de toutes ses connaissances, ses fréquentations. Je crois que c’est là qu’on le trouvera ! ».

- « Vous croyez qu’il est mêlé au trafic…? ».

- « Bof…! Je ne crois pas trop à cette histoire de têtard. On approfondira ça, demain, avec le serveur. Il nous cache sûrement quelque chose de plus sérieux derrière ce canular...! Trouvez-moi toutes les infos que vous pouvez sur ce Kato. Il n’a peut-être rien à voir avec nos yakusa, mais eux, vont le rechercher, et c’est comme ça qu’on les trouvera ! ».

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Kato se faisait refaire une beauté. Otsu finissait de lui couper les cheveux dans la salle-de-bain. Le jeune militant avait un peu de mal à se projeter dans la peau d’un autre et se regardait dans le miroir en grimaçant. Cette coupe et cette couleur naturelle lui donnait un air de geek à moitié débile. Manquait plus qu’une grosse paire de lunettes rectangle pour y ressembler parfaitement.

- « Attends, il faut encore te raser la nuque…! » a dit Otsu en posant les ciseaux sur le bord de l’évier.

Kenji est apparu dans l’encadrement de la porte. Il tenait un costume cintré à la main.

- « Tiens…! C’est tout ce que j’ai trouvé de « confortable »…! » a dit Kenji en montrant le costume à Kato.

- « T’as pas moins habillé…! ».

- « J’ai pas plus confortable…! Et puis tu as bien dit que tu voulais être méconnaissable. Avec ta coupe et ce costume, personne ne te reconnaitra. J’ai déjà du mal à te reconnaitre sans tes cheveux. Heureusement que je sais que c’est toi…! ».

- « J’vais avoir l’air d’un yakusa avec ça…! ».

- « Tu parles…! T’auras l’air d’un pêcheur déplacé de Fukushima à la recherche d’un emploi ! » a dit Otsu, un rasoir mécanique dans une main et une éponge savonneuse dans l’autre.

La jeune femme a consciencieusement rasé la nuque fragile de Kato. Celui-ci s’est ensuite décidé à retirer son vieux t-shirt à l’effigie de Bruce Lee obèse, pour le troquer contre une chemise bleue à rayure. Il a fini de s’habiller, a enfilé la paire de chaussures vernis qui remplaçait ses vieilles baskets montantes, puis a récupéré son portefeuille, ses clés, avant de venir me faire ses salutations.

Je l’ai reconnu malgré son nouvel accoutrement et j’ai aussitôt gonflé mes joues pour le maintenir à distance.

- « Oh, oh…! T’énerve pas. Je viens juste te dire au revoir…! Bon, ben…! Salut, Spermut. À bientôt…! Je repasserai te prendre quand j’aurai trouvé un vrai foyer d’accueil. Des gens qui pourront t’aider et te protéger bien mieux que nous. Tu comprends…! Ne t’inquiète pas, je

reviendrai…! Souhaite-moi bonne chance…?! ».

J’ai ravalé le contenu de mon estomac et me suis subitement retourné en lâchant du lest par l’arrière. Kenji s’est mis à rire.

- « J’espère que t’as des filtres de rechange…! » a répondu Kato d’un air dépité.

Les trois amis se sont retrouvés dans le vestibule. Kato les a remerciés.

- « Bon, ben… merci à vous deux. Je repasse le plus tôt possible pour récupérer le spermut. Je vous téléphonerai pour prendre des nouvelles. Je vais essayer de faire vite…! Et surtout, ne vous inquiétez pas pour moi, je serai très prudent. La preuve…! » a-t-il conclu en montrant son costume impeccable et en remontant une mèche discrète.

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Le p.d.g de Depko présidait une réunion spéciale d’un conseil spécial d’actionnaires privés très spéciaux.

- « On est tous d’accord…! Gardez vos traders sur le qui-vive jusqu’à l’annonce du gouvernement et laissons courir toutes les rumeurs pour le moment. Ne vous inquiétez pas, il n’y aura pas de fuites… à part des fuites radioactives, bien sûr…! ». Tous les membres du conseil se sont mis à rire.

- « Messieurs, dames, je dois vous laisser…! Je suis très pris en ce moment et je dois aussi m’occuper à "rassurer" la population. Rendez-vous à la prochaine séance. Veuillez m’excuser…! ».

Quelques ricanements ont fusé lorsque le mot "rassurer", qui remplaçait bien évidemment le mot "effrayer", a été prononcé. Le p.d.g est reparti avec son secrétaire particulier. Une fois dans le couloir, il s'est adressé à lui.

- « Bon…! Vous avez du nouveau sur cet appel…?! Trouvez la taupe qui leur a donné mon numéro personnel et virez-la…! Essayez tout de même de trouver des infos sur ce soi-disant mutant et prévenez notre service scientifique pour vérifier la crédibilité des analyses que l’on a reçues. Le plus discrètement possible. Vous voyez ce que je veux dire…! C’est tellement grotesque que l’on pourrait y croire ! ».

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Chapitre n°8

La cavale

Kato est entré sous un petit porche étroit et s’est enfoncé dans un couloir sombre aux relents de pisse de chat et de graillons. Il a sonné à une porte qui s’est ouverte aussitôt et s’est refermée automatiquement derrière lui.

- « Salut Kato…! ».

- « Salut l’Anguille…! ».

- « Tu viens pour quoi…? ».

- « J’ai besoin d’un téléphone portable…! ».

- « Un modèle particulier…?! Si tu veux j’ai le tout dernier digital de Samsung, forfait internet gratuit et à vie, qu’est-ce que t’en dis ? ».

- « Je veux juste passer quelques coups de fil; refile moi le moins cher…! ».

- « Si tu veux…! T’es sur un coup…? Tu tiens un scoop…? ».

- « Ouais, un putain de scoop…! Combien je te dois ? ».

- « 30 dollars, mon pote…! ».

- « Tiens…! Merci ! ».

- « C’est moi qui te remercie…! Bon scoop, alors… Je lirais ça dans ton fanzine ! ».

- « Et dans le New-York Times…! ».

- « Rêve pas…! Ils s’en foutent bien de ce qui nous arrive, les américains. C’est p’têt eux-mêmes qui l’ont provoqué ce tsunami avec leurs bombes nucléaires…! C’est pas vrai…?! ».

- « Peut-être, j’en sais rien…! On peut rien prouver ! ».

- « Eh, ouais…! On l’a dans l’cul ! »

- « Une fois de plus…! ».

- « Eh, ouais…! Comme d’ab ! Bon, allez… salut Kato. À bientôt ! ».

- « Salut l’Anguille, et merci…! ».

Une fois dans la rue, Kato a téléphoné à son ami journaliste pour le mettre au courant de sa découverte.

- « Allo…! Salut, c’est Kato. J’ai un scoop à propos de Fukushima…! ».

- « T’es pas le seul…! Je suis débordé. Tu peux rappeler plus tard ? ».

- « Un vrai scoop, mon pote…! Un putain de scandale qui fera le tour du monde…! ».

- « Bon, je t’écoute. Développe…! ».

- « Tu connais les X-men…?! Le film ! ».

- « Ben, ouais…! De la propagande américaine pro-nucléaire, je connais…! ».

- « Eh ben, il s’est passé la même chose à Fukushima. Mais pour de vrai…! Pas sur des humains, bien sûr, mais sur une espèce d’animal retrouvé là-bas par des militants. Je ne te parle pas de super pouvoir, mais d’une importante mutation due aux radiations lors de l’explosion du réacteur. Et c’est plus qu’une hypothèse. Des analyses ont été faites, mais tu peux t’en douter, elles ont disparues. C’est aussi pour ça que je t’appelle. Pour refaire les analyses dans un laboratoire indépendant et avec témoins…! ».

- « Tu veux dire que tu as l’animal dont tu me parles…?! ».

- « Un spécimen exceptionnel ! T’as jamais vu ça ! Ce n’est pas moi qui l’ai, mais je peux le récupérer à tout moment ! ».

- « Et t’es sûr qu’il vient de Fukushima, ton mutant…?! Ce serait pas un canular ? ».

- « Impossible…! Ce n’est pas une espèce comme les autres. Je ne peux pas te dire ce que c’est au téléphone. Tu le verras par toi-même. Il faut qu’un labo indépendant puisse confirmer les premières analyses et avec on pourra attaquer le lobby nucléaire là où ça fait mal ! ».

Kato avait été très convaincant et un silence s’est fait au bout du fil.

- « Bon…! Ok pour le labo. Je peux prendre un rendez-vous. Mais je veux le voir ton machin avant de le ramener là-bas…! ».

- « Pas l’temps…! C’est un rendez-vous en urgence qu’il me faut…! C’est vraiment d’un scandale planétaire dont je te parle, je te l’assure ! ».

- « Bon, je te crois…! Je fais le nécessaire avec le labo et je te rappelle ! ».

- « Ne parle pas de ma découverte au téléphone. Prends rendez-vous avec un chercheur du labo en qui tu as toute confiance et ensuite rappelle-moi pour que l’on se voie quelque part…! D’accord…?! ».

- « Ok, mon garçon, on fait comme ça…! Je te rappelle…! ».

- « Merci, tu me sauves la vie…! ».

- « Pas de quoi…!

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Les yakusa avaient eu tôt fait de devancer la police sur son propre terrain et d'infiltrer le milieu militant anti-nucléaire. Un de leurs hommes de main, un certain Tetsuo, tentait à l'instant d'entrer en contact avec une militante dans l'espoir de lui soutirer des informations. Akemi s’est mis à rire de bon cœur aux douces paroles de son compagnon, puis elle a aspiré une gorgée de cocktail avec sa paille.

- « Mon pauvre…! On peut dire que c’est à cause du lobby nucléaire si tu as perdu tes cheveux…! ».

- « Justement…! Je veux qu’ils me les remboursent. Et tu sais, elles étaient vraiment longues mes dreads, ça leur coutera cher ! ».

La militante a ri à nouveau. Elle n’était plus toute jeune, mais elle avait encore de beaux restes.

- « Heureusement, ça te va bien, les cheveux courts…! ».

- « Tu trouves…?! ».

- « Ouais, vraiment…! T’es mignon comme ça ! ».

- « Je suis heureux que ça te plaise, mais tout de même, j’étais mieux avec mes dreads…! ».

- « Ça va repousser…! ».

- « C’est pas sûr. J’ai peut-être été irradié...! C’est pour ça que j’ai besoin d’une analyse...! Mais j'veux faire ça dans un labo indépendant. Et moi, j’ai confiance qu’en Kato. J'les connais pas les autres militants...! Lui, j'l'ai connu dans une manif en 2002. On n’a pas arrêté de correspondre, depuis. J'lui ai donné pas mal d’infos, d'ailleurs, que t’as p’têt lues dans son fanzine…! ».

- « Oh, moi, tu sais…! Les articles qui disent ce que je pense, j’m’en fiche un peu. Je m’investi surtout dans les manifs…! ».

- « Ben, justement…! On pourrait p’têt le trouver à une manif, Kato…? ».

- « Ouais, sûrement..! Mais des manifs, y’en a un paquet en ce moment…! ».

- « Ben, comme ça, tu me feras visiter la ville…! Je débarque, moi, ici ! ».

- « Tu veux que je t’accompagne…?! D’accord. Si tu le proposes… ! On a peut-être une chance de le trouver. Et sinon, on recommencera le lendemain…! » a-t-elle avancé sur un ton plus ou moins suggestif.

- « Plus, si affinités…? » en a conclu le jeune yakusa déguisé en militant antinucléaire. Akémi en a roucoulé de bonheur.

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Le p.d.g de Depko et le ministre de l’environnement survolaient la zone sinistrée de la centrale dans un hélicoptère de la sécurité civile. Assis derrière eux, leurs deux secrétaires s’observaient du coin de l’œil en se cachant respectivement leur écran d’ordinateur.

- « Il va de soi que nous déclarerons l’état de catastrophe naturelle et que nous vous aiderons à en financer le démantèlement ! C’est un mal pour un bien. Les énergies solaire et éolienne sont un marché à investir au plus tôt. Vous le savez...! Chacun sait que l’uranium est une énergie fossile qui va s’épuiser. Sans compter qu'elle nous rend dépendant... tout comme le reste. Je pense personnellement qu’il faut maintenant la mettre de côté pour une utilisation plus futuriste, comme par exemple les voyages interstellaires dont le Japon veut devenir un des précurseurs…! L’état sera forcé de vous y pousser un jour ou l’autre sous la pression populaire. Faites un effort d’investissements de votre côté et nous prendrons le démantèlement en charge. Il est temps pour vous de tourner la page du nucléaire…! ».

- « Je comprends…! Nous avons déjà beaucoup investi, mais pas assez, je vous l’accorde, pour moderniser et agrandir notre parc écologique. Nous allons renforcer notre action en ce sens…! Laissez nous encore une dizaine d’années…! ».

- « Oh, vous aurez sûrement un peu plus…! Mais ne rêvez pas. Dans vingt ans tout sera à démanteler…! Vous pourrez compter sur l’état pour vous y aider, mais soyez prévoyant. Je peux vous éviter la prison cette fois-ci, mais pas dans vingt ans…! ».

- « J’engage ma responsabilité personnelle dans ces combats futurs, Mr le Ministre. Depko ne faillira pas à ses devoirs…! ».

- « Vous verrez tout ça avec mes successeurs, de toute façon. Je démissionne dès demain…! ».

- « Désolé, Mr le Ministre…! ».

- « Au fait…! Vous n’auriez pas un travail pour moi…? Ah, ah, ah…! ».

Le p.d.g a imité le ministre.

Derrière eux, le secrétaire du p.d.g de Depko recevait, au même instant, un message du service info. Il a froncé les sourcils et s’est immédiatement plongé dans la lecture du rapport.

Le ministre a repris :

- « N’oubliez pas de nous rendre compte des évolutions environnementales et des résultats des analyses. Nous enverrons des renforts pour contrôler la zone…! Le gouvernement veut être au courant du moindre problème qui pourrait survenir. Radioactivité des sols, des eaux, de l’air, tout doit être passé au peigne fin, jusqu’au dernier insecte et ver de terre. Cela vous permettra de vous dégager d’une part des responsabilités en cas de litige…! Ah, nous voilà revenu…! ».

Ils sont tous descendus de l’hélico. Un peu plus loin sur le tarmac, la horde de journalistes qui les attendait s’est précipitée vers eux en brandissant micros et caméras. Ils ont filmé la chaleureuse poignée de mains entre le ministre et le p.d.g de Depko. Ce dernier est reparti avec son secrétaire particulier tandis que le ministre se retournait vers les caméras.

Le pdg de Depko a attendu d’être assez loin pour parler.

- « Leur annonce ne devrait pas tarder…! » a-t-il dit.

- « J’ai trouvé une info d’un de nos «collabos» à la commission. Je crois que ça va vous intéresser…! » lui a fait remarquer son secrétaire.

- « Ah…! Que dit-il ?! ».

- « Qu’un certain Kato, un militant anti-nucléaire, lui a fait part de la découverte d’une espèce de mutant sur le site de Fukushima. Tout comme notre maitre-chanteur...! Cela voudrait, donc, dire qu’il y a, au moins, deux mutants entre les mains d’ennemis potentiels. Ça commence à faire beaucoup pour une simple rumeur. C’est peut-être un coup monté pour tenter de nous rendre ridicule…! Pour tester notre assurance ! ».

- « Vous avez confiance en ce «collaborateur»…? ».

- « Ma foi, oui…! Il nous a toujours donné de bonnes infos…! Mais on ne sait jamais, par les temps qui courent ! ».

- « Bon, contactez-le et essayez d’en savoir plus…! C’est très certainement un piège, et il est peut-être tombé dedans ! ».

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Akemi s’est retournée dans le lit en s’étirant. Son sourire béat de satisfaction a fait place à une moue de surprise quand elle a vu la place vide à côté d’elle. Elle s’est levée tout doucement, a mis le drap autour d’elle et s’est avancée dans le couloir jusqu’à la porte de la salle de bain où Tetsuo s’était réfugié pour appeler son supérieur.

- « Kitano…? C’est Tetsuo. Je n’ai pas pu appeler avant…! Non, toujours pas. Mais j’ai le nom de son meilleur ami : Omori Kenji…! Pas d’adresse, pas de téléphone, mais je peux peut-être obtenir d’autres infos ! Vous êtes sûr…! Ok, je laisse tomber. À demain, chef…! ».

- « Toc, toc, toc…! Tu es là, Tetsuo…? Tu viens…? ».

- « Ouais, j’arrive…! » a répondu Tetsuo en s’aspergeant le visage d’eau avant de refermer le robinet du lavabo. Il est sorti de la salle de bain et a rejoins Akemi dans le lit.

- « Qu’est-ce que tu faisais…? ».

- « Je me rafraichissais après les grandes chaleurs…! » a-t-il répondu en se lovant contre elle et en l’embrassant dans le cou tandis qu’elle riait aux anges.

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Chapitre n°9

corruption de fonctionnaire

Le chef des yakusa a rangé le paquet de fruit dans son cabas et a remercié le vendeur avant de s’éloigner. Il a traversé la place du marché grouillante de monde, a pénétré dans une ruelle étroite et sale, et est allé s’installer à la terrasse d’un boui-boui pour y consommer un thé fermenté. Il a commandé son thé à un vieux serveur quasi impotent, puis a tapoté un numéro sur son téléphone portable.

- « Allo…! Madame l’inspecteur…?! Mr Mishima à l’appareil. J’ai un petit cadeau à vous faire à propos du kidnapping d’un vieux biochimiste désobéissant. Ça vous intéresse…? À la bonheur…! Je vous propose un échange très fructueux. Le vieux biochimiste contre des adresses…! Attendez d’entendre la suite. Je suis moi aussi à la recherche de ce mystérieux Kato. Non pas pour lui faire du mal, mais pour récupérer quelque chose qui m’appartient. Rien d'illégal. Vous comprenez que je sois dans mon bon droit…! J’ai obtenu la liste de ses meilleurs amis et plus proches connaissances… ce que vous n’avez pas encore fait, je suppose. Pas assez d’effectifs…! Il vous manque des moyens, et à moi, il me manque des adresses. Vous avez la possibilité de les trouver rapidement et de me les communiquer. Vous me laissez ensuite récupérer mon bien, sans violence, bien entendu, et je vous rends ce vieux traitre de biochimiste. Vous pouvez sauver une vie, en acceptant…! ».

Il a attendu quelques secondes en souriant d’un air satisfait, a bu une gorgée de thé, puis a repris :

- « Vous pourriez même y gagner un peu plus…! Une petite rémunération pour vos efforts, et un nouvel ami reconnaissant…! Ce que je promets, je le fais…! Vous êtes d’accord…? Tant mieux. Je vous envoie la liste immédiatement et un numéro d’où vous pourrez me prévenir…! N’essayez surtout pas de faire intervenir votre équipe ou le vieux y passera dans la minute qui suit. En attendant, travaillez bien et faites vite avant que je n’ai plus besoin de vous…! ».

Le vieux yakusa a raccroché, a payé sa note et est parti. Il s’est arrêté un peu plus loin près d’une bouche d’égout, a essuyé son portable avec un mouchoir en papier et l’a jeté par l’embouchure.

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Assise dans son fauteuil en cuir noir dernier cri, l’inspectrice a raccroché et est restée pensive durant de longues secondes. Elle n’acceptait évidemment pas la tentative de corruption du chef yakusa, mais voulait néanmoins lui rendre ce petit service, avec l’espoir de le coincer un peu plus tard. Elle pensait avant tout à sauver la vie du vieux biochimiste et voulait protéger celui-ci jusqu’à sa libération.

Elle s’est levée du bureau, a connecté son portable à l’ordi, a tripoté le clavier quelques secondes de ses longs doigts fins, élégants et manucurés, puis a ameuté ses collègues.

- « On a une info, les gars…! Je veux l’adresse actuelle et le numéro de téléphone de tous ceux qui se trouvent sur cette liste…! On les met sur écoute ! ».

Elle venait de commander l’imprimante et la liste est sortie au même instant.

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Ce que je vais vous dire, là, ressort des procès-verbaux de la police et des services de l’état relatifs aux interrogatoires du p-d-g de Depko. J’ai pu les consulter au cours des procès que notre association a engagés contre lui et sa direction. Loin de moi l’idée d’accréditer la thèse d’un complot international et cette folle rumeur accusant les occidentaux, avec d’autres grandes puissances, d’avoir provoqué le tsunami lors d’essais nucléaires mondialisés, c’est-à-dire concertés entre les états détenteurs de la bombe atomique. Je n’irai pas jusque là. Bien que cela reste dans le domaine du plausible...! Ce qui est certain, c’est que de hauts responsables ont profité du tsunami pour engager un processus de démantèlement et organiser une vaste escroquerie immobilière. Il est prouvé, malgré les nombreuses diversions administratives effectuées par les accusés bénéficiaires des acquisitions, que les terrains achetés à bas prix aux malheureux déplacés de Fukushima appartiennent bien, en partie, à des sociétés liées à l’ancienne direction de Depko. S’il y a complot, il est strictement japonais, et il n’engage alors que des fonctionnaires d’état et des hommes d’affaires japonais qui ont voulu profiter de l’occasion pour débuter le démantèlement de nos centrales nucléaires, et pour y faire participer l’état. Que leur importe la perte d’une centrale alors que la fin du nucléaire est annoncée. Ne sont-ils pas, d’ailleurs, pour la plupart, propriétaires des énergies renouvelables…? Ils savaient bien que le nucléaire n’était pas fait pour durer et ils ont eu l'audace d’investir dans les technologies contre lesquelles ils ont lutté durant tant de décennies dans l’attente de ce moment là… ! Je crois que le comble du cynisme, le fond de la faille, a été atteint avec cette acquisition frauduleuse de terrains soi-disant contaminés par une radioactivité qui n’a peut-être jamais existé ou qui en tout cas n’existera plus d’ici quelques décennies, afin d’y ériger des complexes touristiques. C’est intolérable !

Bref…! Voilà la scène qui le prouve et telle qu’elle a dû se passer.

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Le p-d-g de Depko était confortablement installé dans son canapé, un verre d’alcool rare à la main. Vêtu d’un riche kimono de soie brodé, il regardait les informations sur le grand écran plat du salon de sa luxueuse demeure. Sa femme, assise à son côté, et elle aussi en tenue d’intérieur, feuilletait un magazine de loisirs balnéaires en fumant une cigarette.

À la télévision, un présentateur annonçait le déplacement forcé des habitants de Fukushima et d’autres communes, alentours, ainsi que le classement de la région en zone contaminée. Les experts étaient catégoriques sur ce point là. Ils l’étaient moins au sujet d’un démantèlement à court terme de la centrale et ils laissèrent planer un doute quant au redémarrage des réacteurs. On aurait pu croire à les entendre, qu’eux aussi étaient complices de la stratégie commerciale qui se dissimulait derrière ces annonces officielles, tant leur discours allait en ce sens.

Le puissant homme d’affaires… enfin, c’est ce qu’il croyait être désormais… en a été fort aise et a aussitôt appelé son secrétaire particulier. Sa femme a relevé la tête et a souri à ses paroles avant de se replonger dans son magazine et ses rêves de luxe.

- « Bonsoir, mon petit ! Vous avez entendu…?! Eh bien, vous pouvez commencer à acheter. Et allez-y à fond…! Posez juste des appâts pour les plus hésitants et dites leur que vous êtes prêt à surenchérir sur la concurrence. Il n’y en aura pas, mais ils croiront être gagnants avec un bonus…! Bon, travaillez bien…! On se revoit la semaine prochaine pour les premières signatures. J’espère que vous aurez des résultats ! Bonne soirée, mon petit ! ».

Sa femme lui a aussitôt demandé :

- « Alors…?! ».

- « Alors, tu vas l’avoir ton complexe hôtelier…! D’ici une dizaine d'années, on pourra construire. Dès que j’obtiens un beau lot, je te l’offre…! ».

Elle a souri, a rougi un peu, et son regard s’est mis à scintiller de bonheur. Elle en a lâché son magazine. Celui-ci est tombé au sol et s’est ouvert sur une double page vantant la démesure d’un grand hôtel de renommée mondiale.

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La grande bâtisse de style colonial avait dû être magnifique à la grande époque, mais à celle dont je parle, elle était toute décrépie et faisait office de squat. Elle abritait, alors, sur ses dix étages, une petite cinquantaine de samouraïs de l’art et de la contestation qui en avaient décoré murs et plafonds avec de fantastiques œuvres originales et éphémères.

Kato se croyait en sécurité dans ce squat. Il y venait parfois pour visiter une expo ou assister à un concert. Ce jour-là, une manifestation anti-nucléaire se préparait et de nombreux squatteurs s’activaient au sein de l’établissement. Il en croisait sans cesse dans les couloirs où il errait en attendant l’heure de son rendez-vous. Il a frôlé le désastre lorsqu’il est tombé nez à nez avec la belle Akemi et son compagnon.

Par chance, parce qu’elle était un peu distraite par les facéties de son nouvel amant, ce jeune yakusa qui justement cherchait Kato, et parce que le déguisement de ce dernier le rendait méconnaissable, Akémi ne l’a pas reconnu et est passée devant lui en riant. Kato était au téléphone à ce moment là. Il parlait à Kenji.

- « T’es chez toi, là…?! Et mon perroquet, il va bien…? Ah ouais…?! Tant mieux. Elle va plus vouloir le quitter…! Bon, j’ai rendez-vous avec le véto à 15h. On se voit au parc du "jeu de go" à 14h…! Oups…! Pardon...! Merde, alors ! Devine qui j’viens d’croiser ? Akemi…! Elle m’a même pas reconnu. Par contre, son mec vient de m’regarder d’un drôle d’air. J’crois qu’ça coince avec mon look dans les parages…! Ouais, elle a raison, vaut mieux pas que j’reste. J’vais faire un tour en ville pour patienter…! Au parc à 14 heures. À toute...! ».

À l’autre bout du fil, Kenji lui répondait :

- « Ouais… J’suis à la maison avec Otsu…! Ouais, très bien. Otsu est entrain de lui apprendre de nouveaux mots et même des phrases complètes, avec des termes de droit trop compliqué pour moi. Tu l’crois, ça…! 14h, au parc… d’accord…! Ah, ouais…?! Fais gaffe, tu vas t’faire repérer…! Otsu me dit que si les yakusa ont ton profil, c’est dans les squats qu’ils te chercheront…! Pas d’problème… 14h au parc ! ».

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L’inspectrice a très vite été mise au courant de l’appel suspect et du rendez-vous. Il était 12h30. Cela lui laissait assez de temps pour prévenir le chef yakusa et lui donner l’adresse de Kenji en échange de la prochaine libération du vieux biochimiste. Elle comptait sur la bonne volonté du gangster, pour ne pas dire sur sa complicité, pour lui permettre d’effectuer une libération coup d’éclat. Le vieux Hiro contre une bestiole mutante... ou quoi que ce soit d'autre. Le marché lui semblait équitable.

La mission était périlleuse. Vis-à-vis de l’otage, bien sûr, dont la vie ne tenait qu’à un fil, mais aussi vis-à-vis de ses propres collègues qui auraient très bien pu la suspecter de collusion. Heureusement pour elle, le sort d’un chimérique têtard mutant n’avait pas grand intérêt pour les membres de son équipe, au regard de l’intérêt qu’ils portaient à l’éventuelle découverte d’un réseau de fabrication clandestine de stupéfiant. La libération du vieux biochimiste, et du même fait, son arrestation, allait facilement leur faire oublier ma prétendue existence. Elle pouvait bien, pour cela, me faire passer à la trappe. D’autant plus qu’elle doutait de mon existence. Le témoignage du serveur lui paraissait des plus douteux et ne l’avait pas convaincue. Elle pensait qu’il s’était moqué d’elle. Qu'il avait inventé cette histoire pour avoir quelque chose à lui dire et afin de cacher l'essentiel. Un lot de drogue, par exemple.

L’inspectrice savait par avance que si le vieux biochimiste n’était pas liquidé, il ne parlerait pas, si tant est qu’il sache quelque chose sur le fonctionnement du réseau mafieux. Il n’était très certainement qu’un simple exécutant, incapable de témoigner contre ce qu’il ne connaissait pas, et en cela, elle avait une chance de le récupérer vivant. Elle devait donc faire confiance au chef yakusa.

Elle a compris plus tard que la libération du vieux biochimiste l’avait fait passer à côté du scandale du siècle. Sans le regretter le moins du monde, d’ailleurs. Elle n’avait pas pris une telle éventualité en compte dans son plan de carrière. Elle visait le statut de préfète et n’avait en aucun cas envisagé d’en atteindre un moins prestigieux. Encore moins celui de cadavre coulé dans le béton.

Assise à son bureau, l’inspectrice lisait le compte-rendu de l’enregistrement, tout en l’écoutant sur son ordinateur. Deux inspecteurs, debout face à elle, attendaient son verdict. Elle retira soudain ses écouteurs.

- « Effectivement, c’est très suspect…! Ok pour une interception ! On les serre au parc, tous les deux… avec leur perroquet…! Je veux quatre inspecteurs pour filer ce Kenji depuis son domicile jusqu'au parc…! Une voiture à l'entrée du parc. Je ne pense pas que ce Kato puisse nous mener vers l’otage, mais on va au moins savoir ce qui se cache derrière ce « perroquet ». Vous avez trente minutes pour me préparer ça. Je veux toute l’équipe pour un briefing à… 13h ! ».

L’inspectrice est sortie une minute plus tard, emportant son portable et un paquet de cigarettes avec elle. Les quatre inspecteurs faisaient déjà la queue dans le couloir devant la porte d’un petit réduit sécurisé pour y vérifier leur arme. Ils n’ont pas fait attention à elle.

Une fois dehors, et après avoir allumé une cigarette, elle a appelé le chef yakusa.

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Le boss, comme tous les boss jouant au golf, se faisait masser le bas du dos. Son lumbago le faisait souffrir horriblement. Tous ses muscles étaient contractés et ses fesses étaient plus dures que du bois. La masseuse tapait dessus du tranchant de ses deux mains et de toutes ses forces.

La sonnerie de son portable a retenti. Il l’a sorti de sous la serviette où il posait la tête et a fait signe à la masseuse de s’arrêter.

- « Allo…! Bien sûr que c’est moi, qui veux-tu que ce soit…?! Bien…! Parfait. Merci ! ».

Il s’est relevé aussitôt en grognant et en grimaçant de douleur, la masseuse l’a aidé à s’asseoir sur le bord de la couche, puis il a appelé l’inspectrice.

- « Madame l’inspectrice…! Je suis très heureux de vous entendre. Votre confiance m’honore…! Vous avez retrouvé mon bien…? Je vous remercie…! Oui, je vous écoute…! ».

Il est resté silencieux au bout du fil durant un petit moment et en a profité pour demander ses vêtements en faisant des signes à la masseuse. Cette dernière l’a aidé à se rhabiller. Elle lui a enfilé son pantalon, ses chaussettes, son maillot de corps, sa chemise. Elle était en train de la reboutonner quand il a enfin repris la parole.

- « Je vous adore, chère Madame. J’accepte votre proposition…! J’irais même jusqu’à vous trouver un ou deux bougres inoffensifs pour agrémenter votre petite mise en scène. Je vous recontacterai après la réception du colis…! Vous me voyez très heureux de pouvoir participer un tant soit peu à cette petite heure de gloire. Et il y en aura d’autres, je l’espère sincèrement. Encore merci, Madame l’inspectrice, et à bientôt ! ».

La masseuse finissait de lui lacer ses chaussures. Elle l’a aidé à descendre de la couche et lui à tendu sa veste. Le chef yakusa l’a endossé, a sorti son portefeuille et en a tiré quelques gros billets qu’il a fourrés, avec le portable, entre les deux généreuses mamelles qui dodelinaient sous son nez. Puis il est parti.

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Chapitre n°10

Rendez-vous manqué

L'heure du rendez-vous approchait et il était temps pour Kenji de préparer mon transfert. Ce dernier tentait, à l'instant, de m’attraper avec une épuisette. Otsu était à côté de lui, un seau entre les mains. Je ne savais rien encore de ce qu’ils mijotaient et j’appréhendais de devoir quitter mon nouvel et si accueillant aquarium. Après maintes tentatives et quelques litres d’éclaboussures, Kenji a craqué.

- « Bon, parle-lui, toi. Il va peut-être t’écouter…! Il doit comprendre que c’est pour son bien ! ».

Otsu a cogité un peu, puis a tenté de me convaincre.

- « Tu me déçois, Spermut…! Tu fais l’enfant ! Je sais que tu es bien ici, mais chez moi tu seras mieux. J’ai le studio de mes parents et il y a un grand aquarium pour toi tout seul. Tu me feras réviser mes cours. Qu’est-ce que t’en dis ? ».

Ce que j’en disais, moi… ou tout du moins, ce que j’en pensais… c’est que m’installer dans son intimité me tentait fortement. C’est comme ça que je me suis fait avoir…! J’ai pas réfléchi longtemps.

- « Miaou…! Spermut est d’accord ! » ai-je répondu.

Kenji a soulevé le couvercle de l’aquarium et j’ai sauté dans le seau qu’Otsu me tendait. La sonnette de l’entrée a retenti au même instant.

Ils se sont figés tous les deux. La sonnerie a retenti une seconde fois. Kenji nous a ordonné le silence en posant un index sur ses lèvres, puis il est allé à la porte sur la pointe des pieds. Quand il a aperçu les deux yakusa à travers le judas, son sang n’a fait qu’un tour. Il est vite revenu vers nous.

Les yakusa, à bout de patience, ont sonné plusieurs fois de suite à la porte. Kenji et Otsu ne savaient plus quoi faire. J’ai entendu Kenji chuchoter : « Il faut s’en débarrasser…! ». Et Otsu lui répondre : « T’es complètement fou ! ».

Un grand coup donné dans la porte d’entrée a fini par les terroriser totalement. Kenji a poussé Otsu vers la salle de bain pour qu’elle s’y réfugie. Une balle de gros calibre, tirée avec un silencieux par un des yakusa, a explosé la serrure de la porte d’entrée, puis un coup de pied a suffi pour l’ouvrir. Les deux yakusa ont trouvé Kenji, les mains en l’air, au milieu du couloir.

- « Bouge pas…! » a ordonné un des gangsters. « T’es tout seul ? ».

Kenji a répondu par l’affirmative d’un simple hochement de tête.

- « Bon…! Tu sais pourquoi on est là. Alors pas d’embrouille. Tu nous refiles le spermut et on jarte aussitôt, sans bobos ! ».

- « Je ne sais pas de quoi vous parlez…! Prenez ce que vous voulez ! » répondit Kenji en jouant l’innocent.

- « Te fous pas d’not gueule…! Où il est…? Bon, ramène-toi là. Allez, passe devant et fais nous visiter ! ».

Pendant ce temps là, Otsu, affolée, apeurée, toute tremblante au milieu de la salle de bain, son seau entre les mains, cherchait une solution sans la trouver. Elle s’est décidée au tout dernier moment pour la solution de l’extrême. Entendant les yakusa se rapprocher de sa cache, elle a jeté tout le contenu du seau, et moi avec, dans la cuvette des toilettes. J’ai vu dans son regard effrayée qu’elle allait le faire. Qu’elle était prête à tirer la chasse et à me renvoyer d’où je venais pour éviter les ennuis. J’ai dû faire appel à sa pitié pour m’en sortir. Usé de tout mon crédit. Je l’ai regardé de mes deux gros yeux verts fluos, en leur donnant un air triste, et j’ai émis un petit miaulement étranglé. Heureusement pour moi, cette chère Otsu a une âme charitable et je suis encore là pour vous en parler.

Les deux yakusa ont fouillé partout, déballé les placards, les tiroirs, vérifié sous le lit et les armoires, sur le balcon, pour finir par la salle-de-bain. Ils ont découvert la pauvre Otsu, assise sur les toilettes, culotte baissée, qui fredonnait une chanson pour se donner un peu de contenance. Elle a feint la surprise et la gêne, en les regardant d’un air un peu étrange.

- « Eh bien, eh bien…! Tu nous avais pas dis qu’t’étais seul…? » a dit un des yakusa en s’adressant à Kenji.

- « C’est juste ma copine…! Y’a personne d’autre ! ».

- « Debout, toi…! Rhabille-toi ! Non, non… ne tire pas la chasse. Allez, viens par ici, ma belle ! » a ordonné l’autre yakusa avant de se mettre à fouiller les lieux.

Ce dernier est tout de suite allé jeter un coup d’œil dans la cuvette des toilettes. Kenji priait pour que je n’y sois plus. En fait de spermut, un tampax usagé gisait au fond de la cuve émaillée dans un peu d’eau ensanglantée. Le yakusa a tiré la chasse et l’a fait disparaitre. Ils m’ont cherché dans la baignoire, dans le lave-linge, ont bien vu que je n’étais pas dans l’évier, ont démonté deux, trois trucs pour regarder derrière, mais n’ont rien trouvé. Disparu, le spermut…! Envolé, évanoui, étouffé. Aspiré par les mondes parallèles. Ils ont dû se rendre à l’évidence, que je n’étais pas caché ici.

Il faut absolument que je vous raconte ce tour de passe-passe. Bien sûr, c’est un peu crû à entendre, vous vous en doutez, et difficile à croire, mais c’est la pure vérité… l’expression libre de ma vraie nature.

Quand Otsu a décidé de ne pas tirer la chasse d’eau et s’est assise sur la lunette après avoir baissé sa petite culotte, elle devait savoir au fond d’elle-même à quoi elle s’exposait.

Je n’ai pas fait cela pour me cacher des yakusa. C’est à peine si je comprenais ce qu’il se passait entre eux et mes hôtes. Je l’ai fait car la situation m’y poussait, le plus naturellement du monde. Je me trouvais soudain très utile… essentiel…!

J’étais donc dans la pénombre de la cuvette des chiottes, affolé à l’idée de passer au tout-à-l’égout, mais plus excité encore par le parfum et la vision de ce sexe magnifique qui s’offrait à moi.

J’ai cru un instant qu’un rival s’y était introduit avant moi, en discernant cette espèce de queue en tire-bouchon qui en sortait et pendait dans le vide au-dessus de ma tête. Mon instinct a aussitôt pris les choses en mains. Ni une, ni deux, j’ai bondi. J’ai chopé avec une de mes deux bouches ce que je croyais être la queue de l’intrus… qui s’est finalement avéré être un tampon hygiénique en service… puis j’ai tiré dessus. Ça a fait : « J’blop…! ». Et soudain, la voie était libre…!

J’espérais être le premier…! Je me sentais comme un oisillon s’apprêtant à voler; comme un poulain mis à bas, qui d’instinct se lève et trottine vers les mamelles de sa mère; comme un seigneur de guerre à l’assaut d’une forteresse; comme un missile mis à feu…!

J’ai donc pris mon envol…! J’ai profilé mon corps souple et caoutchouteux d’amphibien, tendu ma queue, et hop ! Je me suis élancé. Saut de l’ange à l’envers...! La pauvrette a serré les fesses. Pas assez, pourtant, pour m’empêcher de passer.

Et voilà…! J’y étais ! Enfoncé d’une bonne moitié dans le vagin de cette si généreuse Otsu. Qu’il était doux, chaud, humide et parfumé…! Un véritable délice. Je me suis dit que je n’allais pas en sortir de sitôt. Pas même contre une tonne de sushis à la crème de noisettes.

Je me suis tortillé pour tenter d’y pénétrer un peu plus profondément, mais la tigresse serrait les fesses. J’étais déçu de son manque de bonne volonté et très en colère, mais je restais motivé. J’ai donc persévéré.

Et d’un coup, j’y suis parvenu. Il y a eu un relâchement, très certainement dû à la frayeur, au moment où les yakusa sont entrés dans la salle-de-bain. Otsu n’a rien pu faire. J’ai même pensé à faire rentrer mon flagelle à l’intérieur de ma nouvelle demeure pour qu’elle ne puisse l’attraper. C’est ainsi que j’ai échappé au regard des deux gangsters et au sort qui m’était destiné. La cache était parfaite.

Bredouilles, les yakusa ont tout d’abord téléphoné à leur chef pour le prévenir qu’ils avaient fait chou-blanc. Ils ont un peu interrogé Kenji, gentiment, sans le blesser, en l’effrayant avec leurs flingues et quelques baffes. Puis, n’obtenant pas d’infos valables, ils se sont excusés et sont même allés jusqu’à lui faire deux, trois courbettes avant de repartir. Leur intention était de le suivre dès qu’il sortirait de l’immeuble.

Kenji est allé vérifier sur le palier de l’appartement que les gangsters avaient bel et bien foutu le camp. Il est revenu près d’Otsu pour tenter de la rassurer et pour lui demander ce qu’elle avait fait du spermut. Il pensait qu’elle l’avait définitivement jeté au tout-à-l’égout et s’attristait de devoir l’annoncer à son pote, Kato.

- « Tu l’as balancé aux chiottes…? ».

Otsu a fait la grimace et a secoué la tête.

- « Par la fenêtre…? ».

Otsu a répondu à nouveau par la négative.

- « Ben, il est où, alors…?! ».

Elle n’a pas su quoi répondre et j’ai dû le faire pour elle.

- « Miaouuu…! ».

Le son était un peu étouffé et semblait sortir du ventre de la jeune femme. J’aurais voulu voir la tête de Kenji quand il a compris où je me cachais.

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Kato s’était un peu mieux adapté à son nouveau look costume-cravate et à sa petite coupe-bien-nette. Depuis deux jours, plein de jolies filles cherchaient son regard quand elles le croisaient dans la rue. C’était nouveau pour lui et il avait trouvé ça très agréable. Il s’en délectait à l’avance, maintenant, quand, avant, il les évitait. Il les cherchait et les trouvait. De bien jolies filles, vraiment. Il en était presque frustré de les voir passer ainsi devant lui, avec leur petit sourire ironique figé au coin de leurs lèvres rouges, puis de les voir ensuite s’éloigner, sans espoir de les revoir.

Il s’était posé sur un banc, dans le parc, d’où il pouvait observer les milles allées et venues des promeneurs. Il croquait dans une pomme d’amour, espérant se faire passer pour un amoureux en goguette. Son costume se tenait encore bien, car il en avait pris soin, et il était presque élégant.

Quand il a vu Otsu entrer dans le parc, avec ses lunettes noires et sa perruque blonde, il ne l’a pas reconnue tout de suite. Il s’est même permis d’apprécier la fine silhouette de la jeune femme durant de longues secondes avant que celle-ci ne se dirige vers lui et qu’il détourne la tête par pudeur. Il s’est remis à chercher Kenji du regard.

Il a terminé sa pomme d’amour en surveillant l’entrée du parc, sans s’apercevoir qu’Otsu s’était assise sur le banc à son côté. Il l’a découverte, là, en se retournant pour jeter son trognon de pomme dans la poubelle.

La première chose que la jeune femme a faite, c’est de se jeter au cou de Kato et de l’embrasser. Ce dernier en a été très surpris et fort gêné, mais tout aussi comblé. Quelque chose était arrivée, sans aucun doute. Otsu l’a ensuite mis au courant.

- « On a préféré faire comme ça…! C’était plus sûr que risquer de te téléphoner ! ».

- « Vous avez sûrement eu raison…! Mais le spermut, il est où ? C’est Kenji qui l’a ? Les yakusa ? ».

Otsu est restée silencieuse quelques secondes. Elle a croisé les jambes pudiquement, s’est un peu redressée, puis s’est raclée la gorge.

- « Non, c’est moi…! Je l’ai sur moi ! ». Elle n’avait pourtant emporté qu’un petit sac à main.

Kato l’a regardé d’un air incrédule. Elle s’est alors penchée à son oreille et a ajouté :

- « Il est en moi…! ». Là encore, j’aurais aimé voir la tête de Kato.

Ils n’ont pas attendu plus longtemps et ont tous deux quitté le parc. En sortant, Kato a tout de suite repéré le flic qui se planquait dans une voiture garée à l'écart, sous les arbres, un portable collé à l’oreille, et qui écoutait les nouvelles consignes données par l’inspectrice. L’officier a regardé passer le jeune couple sans les capter le moins du monde.

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Kenji avait établi un plan, avec l’aide d’Otsu, dans l’espoir de berner les yakusa dont il savait ne pas être débarrassé. Il n’avait donc pas averti Kato et avait quitté son appart comme s’il allait se rendre au rendez-vous prévu. Il avait pris un gros sac de sport vide avec lui, qu’il portait sous le bras pour donner à croire que celui-ci allait servir à transporter le spermut, et par extension, que le spermut se trouvait ailleurs. Otsu devait attendre et sortir un peu plus tard pour rejoindre Kato au parc.

Les yakusa, d’un côté, et les flics, de l’autre, ont pris Kenji en filature. Otsu s’en est allé tranquillement, un quart d’heure plus tard, en m’emportant avec elle, et s’est pointé au rendez-vous.

Kenji, sans savoir qu’il était aussi filé par la police, a mené les yakusa en bateau à travers les vieux quartiers de Tokyo, jusqu’à une taverne à l’ancienne qu’il fréquentait souvent. Il était en train de jouer au jeu de go avec un vieil habitué et regardait sa montre sans arrêt.

Un des deux yakusa assis à la terrasse fermée (non-fumeurs) du bar d’en face, avait son chef en ligne et lui parlait en triturant le filtre de sa cigarette du bout des doigts.

- « Ça fait plus d’une heure qu’il est là-dedans. On dirait qu’il attend quelque chose…! ».

À l’autre bout du fil, Mr Kitano a répondu :

- « Qu’est-ce qu’il fait ? Il est seul ? ».

Les deux flics qui avaient pris Kenji en filature, se trouvaient eux aussi dans un bar, dans une rue adjacente, et postés, comme les yakusa, face à la taverne où le jeune homme jouait sa partie de go. L’un d’eux avait l’inspectrice en ligne. Et comme vous allez vous en rendre compte, le dialogue des flics se confondait avec celui des yakusa.

- « Il joue une partie de go avec un vieillard…! Ça fait dix minutes que l’heure du rendez-vous est passée. C’est louche. D’après moi, il nous mène en bateau ! ».

L’inspectrice est restée pensive durant quelques secondes, avant de répondre :

- « Ça m’en a tout l’air…! Ce Mr Omori peut nous mener à Kato, mais il va falloir le titiller un peu. Je vous envoie un véhicule. Amenez-le-moi ! ».

- « À vos ordres…! ».

Le policier a remballé son portable et s’est levé en tapant sur l’épaule de son coéquipier.

- « C’est parti…! » a dit le yakusa à son acolyte, tout en allumant sa cigarette.

La taverne où Kenji se trouvait à jouer au go en sirotant une bière, était située à l’angle d’une rue, et sa porte d’entrée en était comme qui dirait, l’arête. Les flics sont sortis de leur bar, d’un côté, et les yakusa sont sortis du leur, à l’opposée. Ils ont traversé la rue en même temps, en marchant d’un pas décidé, puis se sont retrouvés nez à nez devant l’entrée de la taverne.

La tension était palpable. Les flics ont tout de suite compris à qui ils avaient à faire en tombant sur les deux yakusa. Et réciproquement, ces derniers, en voyant les deux flics qui les jaugeaient d’un drôle d’air. Le yakusa fumeur les a regardés passer devant lui d’un œil torve, avant d’écraser sa cigarette à peine entamée sur le trottoir. Les deux gangsters sont entrés après les policiers et sont allés se poser au bar, l’air de rien.

Kenji, bien content d’échapper aux yakusa, s’est laissé emmener sans résister par les deux policiers. Il a tout déballé. Tout ce qu’il savait sur moi, tout ce que Kato lui en avait dit; ce que Hiro, le vieux biochimiste, avait dit à ce dernier; et auparavant, ce que les yakusa avaient dit au vieux biochimiste. L’inspectrice à tout appris. Depuis mon arrivée chez Hiro jusqu’à mon hébergement chez Kenji. Et elle a fini par y croire.

Elle a été à la fois triste, déçue et mécontente d’avoir raté l’arrestation de Kato et la libération du vieux biochimiste. Elle n’avait pas crû à cette histoire de perroquet-têtard et s’en ait mordu les lèvres. Elle a décidé de se servir de Kenji pour rattraper Kato… et moi par la même occasion.

Le sort du vieux Hiro n’a subitement plus eu autant d’intérêt pour elle. Elle avait encore l’espoir de le libérer, bien sûr, afin d’asseoir son image publique, mais elle savait aussi qu’une action comme celle-ci, aussi remarquable soit-elle, n’avait pas la rentabilité d’un spermut.

Elle avait compris à quelles fins le chef yakusa voulait me récupérer et elle pensait booster sa carrière de la même façon… un poste haut placé en échange d’un escamotage de pièce à conviction. Car en fait, je n’étais pour elle, qu’une pièce à conviction. Ni plus, ni moins qu’un objet de « chantage » pouvant s’avérer très utile dans la planification de son ascension sociale et professionnelle.

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Chapitre n°11

Analyse "indépendante"

Le journaliste est sorti de sa voiture en apercevant Kato qui arrivait à leur rendez-vous, accompagné d’Otsu. Il les a salués et ensemble, ils sont entrés dans l’enceinte du labo sous l’œil absent du vigile. Ils on fait le tour du bâtiment, le journaliste a toqué à la porte de service et quelques secondes plus tard, un laborantin est venu leur ouvrir.

Après les salutations de convenances, Kato a demandé :

- « Vous avez un seau…? ». Puis il a ajouté en montrant le pack de bière qu’il portait dissimulé dans un sachet plastique. - « On va y mettre la biè… heu… le spermut ! ».

Le laborantin l’a regardé avec étonnement, puis est allé lui chercher un seau. Otsu a pris le seau et le sac plastique censé me contenir, et a demandé d’un petit air ingénu où se trouvait les toilettes. Puis, elle s'y est rendue.

Le laborantin et le journaliste ont trouvé la manip un peu étrange, mais ils ont attendu sans tenter d’en savoir plus. Kato cherchait encore une explication à leur donner.

De son côté, et une fois enfermée dans la cabine, Otsu s’est dépêchée de verser la bière au fond du seau, avant de s’asseoir dessus, culotte baissée. Elle savait que j’adorais la bière et plus particulièrement cette marque qu’elle avait elle-même choisie au supermarché dans l’intention de m’appâter.

Je ne comprenais pas encore très bien ce qui se tramait, et encore moins les enjeux dont j’étais l’objet. Faute d’explications peut-être, mais plus sûrement par manque d’intelligence cognitive. J’avais à peine deux semaines…! D’après moi, Otsu était en train de me tendre un piège pour me forcer à quitter son intimité et afin de m’en interdire ensuite l’accès. J’étais bien décidé à résister.

J’ai senti qu’elle poussait et se contractait pour tenter de m’extraire de son vagin. J’ai dû coller mes deux bouches à la paroi pour faire ventouse. M’écarter les branchies. Je l’ai entendue forcer et émettre un long geignement qui s’est conclu par un puissant pet sonore. Là, elle a craqué.

- « Bon sang, spermut…! On est chez moi, maintenant; tu peux sortir. Y’a plein de bière pour fêter ça…! Tu vas pas rester là toute la journée, y’a un bel aquarium tout neuf qui t’attend…! Et puis tu commences à me gêner. Allez, sors…! ».

En fait de gêne, c’est plutôt du plaisir qu’elle prenait. La preuve en est l’abondance des écoulements qui lubrifiaient son conduit vaginal depuis que j’y étais. C’est d’ailleurs pour cela que je n’ai pas tenu plus longtemps. J’ai glissé peu à peu. Et plus elle poussait, plus je glissais. Impossible de me retenir. Un petit bout de ma queue a fini par sortir et elle a pu s’en saisir. Elle a tiré dessus et… j’blop… plouf… j’étais dans la bière.

De son côté, Kato avait eu le temps de trouver une explication.

- « Il faut le transvaser dans l’obscurité. Il n’aime pas la lumière. Et encore moins la présence d’étranger. Otsu le connait bien. Elle est la seule à pouvoir l’approcher. Elle va faire ça très vite…! ».

Le journaliste et le laborantin ont opiné du chef d’un air dubitatif. La jeune femme est ressortie des toilettes au même instant avec le seau entre les mains. Elle l’a tendu au laborantin.

- « Le voilà…! J’ai mis la bière dans le seau pour le calmer ! ».

- « Ça boit de la bière…?! » s’est étonné le journaliste.

- « Ça boit et ça mange de tout…! » a répondu Kato.

- « Bien…! Suivez-moi ! » a dit le laborantin.

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Je me suis retrouvé sur le plan de travail, dans un bac en plastique, immobilisé par un filet, et avec quatre humains penchés sur moi, dont deux inconnus qui me dévisageaient avec une certaine incrédulité. Ces derniers ne voulaient pas croire que cela soit possible. Kato tentait de les convaincre.

- « Mon vieil ami Hiro était formel. Il a refait les analyses plusieurs fois. Ce que nous avons sous les yeux est un spermatozoïde mutant originaire de Fukushima. Vos analyses le confirmeront, j’en suis sûr…! ».

Le laborantin a répondu :

- « C’est vrai que ça ressemble comme deux gouttes d’eau à un spermatozoïde humain, mais en plus gros…! Par contre, il a deux yeux, deux bouches, deux branchies… ! Ça pourrait être un poisson ou un amphibien mutant. Vous ne croyez pas…?! ».

- « Ou la moitié d’un humain…! Vous l’avez entendu parler, tous les deux, non…?! » a rétorqué Kato.

- « C’est vrai…! » a admis le laborantin.

Il s’est saisi d’une aiguille à biopsie et à ajouter :

- « On va voir ça tout de suite…! ».

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- « Vous, vous fouillez la chambre et la salle-de-bain; vous, le salon, le balcon; je m’occupe de la cuisine…! ».

L’inspectrice et deux enquêteurs avaient investi l’appartement du vieux biochimiste. Ils espéraient découvrir des traces de stupéfiants et s’étaient munis des ustensiles nécessaires.

Un sachet plastique dans une main, un coton tige dans l’autre, ils se sont séparés et ont commencé leur inspection. L’inspectrice était maligne et en plus elle donnait les ordres. Ce n’est donc pas pour rien qu’elle s’était octroyée l’inspection de la cuisine. Elle s’est aussitôt dirigée vers le réfrigérateur.

Elle n’a pas trouvé, tout de suite, ce qu’elle cherchait dans le compartiment congélation. Celui-ci semblait vide à première vue et seule une épaisse couche de glace en recouvrait les parois. Déçue de ne rien y découvrir, elle a fait la grimace, puis a refermé la porte. Le reste du réfrigérateur ne contenait plus que des restes d’aliments moisis, quelques desserts périmés et des boissons troubles.

Elle était venue pour rien. Ou pour pas grand-chose, si ce n’est pour découvrir d’éventuelles traces de stupéfiants. Pas de quoi faire avancer sa carrière. Un peu de matériau organique prouvant l’existence du spermut lui aurait été plus utile. Elle en avait eu la révélation pas plus tard que ce matin sur la cuvette de ses toilettes. Et même s’il y avait moins d’une chance sur mille pour qu’elle tombe sur un tel trésor, elle avait voulu tenter le coup.

Elle a senti à cet instant qu’elle négligeait peut-être ses recherches et a ré-ouvert le congélateur pour y regarder de plus près. Bien lui en a pris… ! Car, en effet, après avoir retiré le givre accumulé dans les angles du compartiment, elle a trouvé une petite fiole de verre en partie prise dans la glace. Elle a gratté les cristaux qui la recouvraient avec son ongle et a découvert une étiquette sur laquelle était inscrite la définition latine de mon état biologique : « Spermatozoïdus mutatis ». Bingo ! Elle a mis la fiole dans un sachet à échantillon, y a rajouté un peu de glace, puis elle a fourré le tout dans sa poche, ni vue, ni connue, avant de continuer son inspection. De leur côté, les deux enquêteurs, le nez collé aux murs et à la surface des meubles, cherchaient des traces suspectes à exploiter, coton tige à la main.

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Déjà, à cette époque… pas si lointaine que ça, mais le progrès va si vite, aujourd’hui… les analyses génétiques s’effectuaient rapidement et l’on obtenait les résultats tout aussi rapidement. Le laborantin, visiblement interpelé, était en train de visualiser les codes génétiques qui s’inscrivaient sur son écran d’ordinateur. Otsu, Kato et le journaliste attendaient derrière lui qu’il les informe. Il a tenté de louvoyer.

- « C’est pas très clair…! Je ne suis pas certain que ce soit un génome humain. Il faudrait quelqu’un de plus calé que moi pour interpréter ça ! ».

Kato était sûr de lui. Les analyses du vieux Hiro ne pouvaient mentir. Il a senti venir l’embrouille, sachant d’avance ce qu’allait dire le laborantin. Et effectivement…

- « Je préfère appeler mon collègue. C’est plus sûr…! ».

- « Pas question…! » s’est exclamé Kato. « Les analyses que vous venez de faire suffiront. Je trouverai quelqu’un pour les interpréter. Imprimez les résultats…! C’est tout ce que je demande ! ».

Le laborantin a hésité avant de répondre.

- « Impossible…! C’est interdit par la loi. Je peux juste vous… ».

Kato l’a coupé net.

- « … m’entuber…! D’habitude, je les obtiens toujours ces résultats d’analyses, et là, comme par hasard, c’est plus possible. Je peux payer un bonus si c’est ce que vous attendez ! ».

- « Je n’ai jamais fait ça pour l’argent, vous pouvez le garder. Je ne peux pas vous donner les résultats, c’est tout ! ».

Kato a commencé à s’énerver.

- « Mais vous le faisiez bien avant…! ».

Et là, le laborantin, cynique et arrogant, a dépassé les limites autorisées par l’éthique du juste.

- « Peut-être parce qu’on voulait bien vous les donner…! ».

Le journaliste a eu une moue qui ne présageait rien de bon. Il connaissait bien Kato, pour l’avoir vu dans des manifestations anti-nucléaires, accoutré, coiffé et peinturluré comme un guerrier samouraï des temps modernes, et faisant face aux forces de l’ordre. Il savait quel type d’individu se dissimulait sous ce costume-cravate. Le laborantin allait l’apprendre à ses dépens.

Kato a gardé son sang-froid, mais ses mots se sont bousculés dans sa bouche et n’ont pu sortir dans l’instant. Il était choqué. Pour lui, les paroles du laborantin n’étaient rien de moins qu’une déclaration de guerre. Elles s’inscrivaient dans la détestable logique qu’il s’était toujours voué à combattre. Il n’avait pas l’intention d’user de violence, mais il savait qu’il devait s’imposer. Il a tiré à lui un des sièges roulants qui meublaient le labo, s’est assis à côté du laborantin, a fait pivoter le siège de ce dernier d’un geste brusque pour l’avoir bien en face de lui et l’a regardé droit dans les yeux.

- « Bon, alors…! Tu me dis ton prix et on en parle plus ! ».

Le laborantin a immédiatement remarqué le changement de ton et le regard durci de Kato. Il a perdu un peu de sa fierté, mais a voulu jouer au dur.

- « Je pense que vous n’avez pas assez sur votre compte…! ».

Kato s’est défoulé. Il a posé son pied entre les cuisses du laborantin, sur le bord du siège, et a envoyé valdinguer ce dernier à l’autre bout du labo. Il s’est aussitôt appliqué à saisir le résultat des analyses sur sa clé u-s-b et a ordonné à Otsu qu’elle me récupère. Le laborantin en a profité pour prévenir le vigile à l'aide de son portable.

Le journaliste ne savait plus quoi faire. Il ne voulait surtout pas intervenir; pas plus oralement que physiquement; pour ne pas risquer de dévoiler sa véritable appartenance.

Otsu m’a remis dans le seau. Un peu affolée par la tournure que prenaient les évènements, elle a eu un peu de mal à ôter le filet qui m’emprisonnait. Elle s’en est dépatouillée, pile au moment où le vigile pénétrait à l’intérieur du labo, bombe lacrymo à la main. Le laborantin a crié :

- « Récupère le seau…! ».

Le vigile a contourné le plan de travail qui occupait le centre du labo et est tombé sur Kato, assis devant l’ordinateur, la main posée sur sa clé u-s-b. Otsu a reculé, a baissé sa culotte et s’est assise précipitamment sur le seau. Le vigile en a été comme deux ronds de flan de la voir faire ça. Elle allait chier dedans ou quoi ?

- « Stop…! Levez-vous, rhabillez-vous et mettez-vous au sol, à plat ventre. Tous les trois…! ».

Seul, le journaliste s’est exécuté. Pour Kato, un vigile doté d’une lacrymo, c’était un peu la mégère et son rouleau à pâtisserie. Il n’a pas quitté son siège et est resté de marbre. Il s’est tout de même penché en avant, par-dessus le clavier de l’ordi, et a baissé la tête en signe de soumission. Otsu s’est accrochée au rebord du seau en voyant le vigile qui s’approchait d’elle en pointant la lacrymo vers son visage.

- « Levez-vous, mademoiselle…! C’est un ordre ! ».

Le vigile était jeune, mais droit et très à cheval sur le règlement. Il est donc resté poli. Otsu a répliqué :

- « N’avancez plus ou je pisse dedans ! ».

- « Ne faites pas ça, mademoiselle. Vous êtes dans un laboratoire d’état, c’est interdit…! ».

Otsu s’est mise à uriner. On entendait l’écoulement du jet d’urine faire mousser la bière.

- « Dernière sommation, mademoiselle. Je suis légalement en droit de vous immobiliser…! ».

Le laborantin, très agacé, est intervenu.

- « Putain, mets-lui une giclée et reprends-lui le seau ! ».

- « J’appelle la police, mademoiselle…! ».

Visiblement, le vigile avait des scrupules à violenter une jeune femme. Il a pris son portable et a appelé la police sans quitter Otsu du regard. Celle-ci l’a fixé droit dans les yeux, a souri, et puis, soudain, elle a sursauté. Je venais de retrouver mon abri.

- « Miaou…! ».

Ça, c’était moi. Otsu à miaulé elle aussi, juste après moi, pour faire diversion. Le vigile l’a définitivement prise pour une folle. Il terminait de composer le numéro du commissariat lorsque, enfin, elle s’est levée pour remonter sa culotte et son pantalon. Elle a ensuite saisi le seau et s’en est servi pour menacer le vigile et pour le faire reculer. Ce dernier n’avait pas très envie de recevoir un seau de pisse en pleine poire et il s’est un peu affolé.

- « Du calme, mademoiselle. Arrêtez-vous et posez ce seau. Ne faites pas de bêtise…! Allo, oui… le commissariat…?! Intervention au « Laboratoires Yogachi ». Trois individus en infraction. Ok, merci…! Vous avez entendu. Une patrouille est en route. N’aggravez pas votre situation ! ».

Le duel était dantesque. Otsu, son seau plein de pisse tendu à bout de bras, face à un vigile armé d’une lacrymo taille xxl et d’une passivité à toute épreuve. Le bip de l’ordi, qui validait le téléchargement de la clé u-s-b, a été libérateur. Kato a crié en se levant brusquement :

- « C’est bon, j’les ai…! ».

Le vigile s’est retrouvé dans la seconde, souillé de bière à la pisse, trempé de haut en bas, avec le seau sur la tête. Il a arrosé tout le labo à l’aveugle avec sa bombe lacrymo, les noyant, lui et le laborantin, dans un nuage de gaz toxique.

Otsu, Kato et le journaliste ont fui le laboratoire. Ils sont sortis du bâtiment en crachant leurs poumons, ont couru jusqu’à la voiture du journaliste… on entendait la sirène d’un véhicule de police, au loin… et ont tracé la route.

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Chapitre n°12

La traque

L’inspectrice tentait de convaincre Kenji. Elle n’avait absolument rien à reprocher au jeune homme, si ce n’est sa complicité avec Kato. Et encore…! Car elle ne pouvait entendre Kato, dans cette affaire, qu’en qualité de témoin. Elle cherchait donc à le prendre par les sentiments.

- « Écoutez, Mr Omori…! Vous savez que votre ami Kato et votre compagne sont en grand danger. Ces yakusa sont déterminés. Quelle que soit la nature de la chose que votre ami détient, et je veux bien croire à l’existence de ce spermut, il vaut mieux qu’il s’en débarrasse et nous l’apporte au plus vite. Il n’aurait plus à craindre ni les yakusa, ni la police…! Nous le cherchons en tant que témoin d’un enlèvement et je suis persuadée qu’il n’a rien à voir avec le laboratoire clandestin que nous avons découvert. Il ne risque rien à venir m’expliquer tout ça de vive voix…! Et si cette affaire de mutation est bien réelle, il pourra compter sur moi pour diligenter une enquête. Vous devez essayer de le raisonner…! ».

- « Je ne pense pas pouvoir faire grand-chose. S’il avait eu confiance dans la police, il aurait accepté son aide, mais ce n’est pas le cas. Et ce n’est pas moi qui peux le faire changer d’avis…! ».

- « Vous pouvez tout de même essayer. Je ne voudrais pas avoir à interpréter sa défection comme un délit de fuite et encore moins à devoir engager une surveillance, vous comprenez…! Et n’oubliez pas que votre compagne aussi prend des risques…! ».

- « Je vous promets de lui faire part de votre demande, mais pas de vous le ramener. Et ne me demandez pas de le piéger, je refuserai ! ».

- « Cela n’est pas nécessaire. Je pense que votre ami aura la présence d’esprit de venir me voir pour régler cette histoire. Ce spermut nous intrigue…! Je ne vous cache pas que nous croyons qu’il peut s’agir d’un trafic de stupéfiant. Il serait préférable que votre ami puisse nous prouver le contraire en nous montrant cette chose en chair et en os, n’est-ce pas…?! ».

L’inspectrice a posé les coudes sur son bureau et a fixé Kenji d’un regard pénétrant.

- « J’essaierai de le convaincre…! » a répondu ce dernier.

- « Très bien…! Je vous en remercie et j’attends de vos nouvelles ou des siennes au plus tôt, je l’espère…! Je vous raccompagne ! » a conclu l’inspectrice.

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Le p-d-g de Depko et son secrétaire particulier étaient tous deux assis dans le fond d’une modeste limousine. Des feuillets imprimés étaient posés sur une tablette de cerisier vernis, face à eux. Un chauffeur les conduisait au bureau. Une vitre de séparation interdisait à ce dernier d’entendre leur conversation. Le secrétaire particulier prenait visiblement plaisir à informer son patron et à lui expliquer quelques subtilités. Il a pris un paquet de feuillet sur la tablette de cerisier et lui a donné le premier de la pile.

- « Voilà les premiers actes de ventes. Tous paraphés par des particuliers et des sociétés immobilières écrans, implantés dans des paradis fiscaux. L’argent des bénéfices transitera ensuite via de multiples sociétés de service, alimentant des comptes différents et indépendants qui, eux, alimenteront un seul et unique compte dont vous êtes d’ores et déjà le propriétaire invisible. Vous aurez une carte de retrait et des justificatifs officiels, comme une carte d’identité par exemple, édités sous un faux nom. Il sera possible, ensuite, de blanchir une partie de cet argent à l’aide de documents administratifs officiels, si vous le désirez…! Vous avez environ trois pour cent du lot, et d'après les premiers chiffres, en comptabilisant la réticence des propriétaires et leur sens des affaires, votre budget suffira à peine à en acquérir la moitié...!

- « Il va nous falloir de nouvelles subventions ! » a ironisé le p-d-g.

- « Cela va sans dire…! Il nous faudrait le double pour le lot entier ! a répondu le secrétaire en affichant un large sourire.

- « Continuez de délimiter le lot, un maximum…! Forcez-leur un peu la main. Moi, de mon côté, je m’occupe à motiver leur esprit…! A ce propos…! Je crois que je vais reprendre l’idée des mutations génétiques. C’est un peu tôt pour l’instant, mais dès l’année prochaine, nous pourrons sortir quelques résultats des plus alarmants…! Laissons faire les choses pour le moment, les manifs et les rumeurs suffisent bien...! Au fait, dites-moi ! Avez-vous trouvé la taupe…? ».

- « Ah, oui…! Bien sûr ! Vous allez être surpris. Ce n’est pas un proche collaborateur, mais le fils de l’un d’eux. Le garçon a volé le répertoire sur son portable. On ne peut pas à proprement parler de faute professionnelle, dans ce cas là, mais je crois qu’un rappel des règles est nécessaire. Son fils semble lié à des yakusa, ce n’est pas rien…! En parlant de yakusa... notre, maitre-chanteur, lui, ne nous a pas recontactés, mais par contre, et j’ose à peine vous le dire, notre « agent de presse » a confirmé l’existence d’un spermatozoïde humain mutant et géant… ».

Le p-d-g s’est marré. Son secrétaire s’est lui aussi fendu de quelques rires par contagion, puis a repris :

- « Et il dit l’avoir vu de ses propres yeux, lors d'analyses faites en laboratoire…! Cette fois, je suis bien certain qu’on cherche à nous piéger ! Ça m’étonne de sa part qu’il puisse être mêlé à un canular aussi ridicule. À moins qu’il y ait cru…! C’est plus que probable ! ».

Le p-d-g est intervenu.

- « Quoiqu’il en soit, le message est clair, et parle de mutation à long terme qui affecte les ouvriers. C’est sur ce terrain qu’ils veulent nous faire aller, je pense. Mais ils n’y arriveront pas…! Tentez tout de même d’en savoir plus auprès de cet agent de presse. Envoyez un enquêteur discret, que l’on sache de quoi il retourne ! ».

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Otsu et Kato avaient passé la nuit à l’hôtel. Une fois libéré, Kenji leur avait téléphoné d’une cabine pour les prévenir et pour prendre des nouvelles. Il leur avait raconté son entrevue avec l’inspectrice… ses exigences et ses menaces. Kato ne s’en était pas laissé conter. La confiance qu’il portait à la police était déjà quasi inexistante, mais avec ce qu’il venait de se passer au sein du laboratoire soi-disant indépendant, il était clair pour lui, que plus personne, à part Kenji et Otsu, évidemment, n’en était digne. Ensemble, ils avaient décidés de ne pas se revoir jusqu’au dénouement de l’affaire. Malheureusement pour Kenji, qui malgré l’enjeu, en a été tout contrit, presque jaloux, Otsu est resté avec Kato pour l’aider dans ses démarches. Elle avait quatre années de droit derrière elle et était la plus compétente pour cela.

Otsu se tenait debout devant l’aquarium, lui-même posé sur la commode de sa chambre. Elle était en train de me donner à manger et me jetait les restes du plat de la veille à la petite cuillère. Elle me parlait, aussi. Et d’ailleurs, je veux la remercier pour cela, car j’ai appris beaucoup avec elle.

- « Tu pourras pas dire qu’on t’a pas gâté. Du porc aux nouilles au petit déjeuner…! ».

Les restes de la veille n'étaient jamais perdus avec moi. Elle croquait de gros bouts de viande pour en faire des petits morceaux qu’elle me lançait au fur et à mesure.

- « Hum…! Tu te rends compte ! On ne peut plus faire confiance en personne…! Et à cause de toi, je suis comme une fugitive. Je ne peux plus voir Kenji, ni ma famille, ni mes amies…! On doit trouver une solution ! ».

J’ai répondu la bouche pleine.

- « Ch’est toi qui l’a voulu…! ».

- « Je ne pouvais pas laisser Kato, seul dans cette mouise…! ».

- « P’têt que tu m’aimes bien, aussi…?! ».

- « Je ne t’oublie pas, mon petit têtard…! ».

- « Ne m’appelle pas comme ça. J’ai un nom…! ».

- « Excuse-moi…! Bon, qu’est-ce qu’il fout Kato, ça fait plus d’un quart d’heure qu’il est parti ! ».

- « Quatorze minutes et treize secondes, pour être exact…! Il ne va pas tarder ! ».

Dix secondes plus tard, Kato a fait son entrée dans la chambre, un paquet de course dans chaque main.

- « J’ai pris de quoi tenir une bonne semaine. De la bière pour Spermut…! Je dois encore passer voir mon pote l’Anguille pour les portables. Tu t’occupes de louer la voiture et on s’en va sitôt que j’arrive. C’est un peu roots, là où on va, mais je suis sûr que ça va te plaire. Ils ont su allier traditions et modernité…! ».

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Et effectivement…! Otsu a été très étonnée et un peu effrayée de se retrouver perdue en pleine campagne, à seulement trois kilomètres d’une centrale nucléaire. Elle a pris la sortie que Kato lui indiquait et s’est enfoncée sur les petites routes communales. Elle s’est permise une petite remarque.

- « Je comprends, maintenant, pourquoi ils militent, tes amis. Ça a dû leur faire un choc de voir la centrale se construire au milieu de leurs champs…! ».

- « Détrompe-toi…! C’est un ancien village de pêcheurs abandonné. Ce sont tous des squatteurs. On a cru pendant trente ans que la côte était radioactive, mais ils ont fait des relevés et tout est clean. Les terres aussi sont propres. Les vents et les courants sont avec eux. De ce côté-ci, l’été, c’est une vraie station balnéaire clandestine. Tant que la centrale ne déconne pas, y’a rien à craindre…! ».

- « C’est franchement bizarre que des militants anti-nucléaire décident de s’installer près d’une centrale…! ».

- « C’est justement là qu’on en trouve le plus. Les citadins en ont rien à foutre, eux, des retombées, du moment que leurs enseignes s’allument et qu’ils peuvent regarder leur télé. En fait, ce que font les militants, ici, c’est un travail de rappel, de surveillance, pour rappeler aux pontes du nucléaire que nous existons. C’est la prochaine à gauche…! ».

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Intrigué par l’ahurissante demande de rançon des yakusa et les infos du journaliste me concernant, le p-d-g de Depko avait fait appel aux services d’un détective privé. Au bout d’une semaine de recherches infructueuses dans les milieux interlopes de la ville et de sa banlieue, ce dernier avait finalement décidé de s’adresser directement à la personne la mieux informée.

- « Bonjour, Madame l’Inspectrice…! Très honoré ! Je me permets de vous appeler à propos de l’enlèvement d’un vieil ami à moi. Un certain Mr Hiro. J’en ai eu vent par un journaliste et j’ai pensé pouvoir vous aider. Je l’ai bien connu. En tant que militant anti-nucléaire, rien de plus, mais il m’a parlé une fois de son laboratoire clandestin. Il disait vouloir s’en servir pour faire des analyses indépendantes. Si vous pensez avoir besoin de mon aide, je suis disponible…! ».

- « Qui est à l’appareil…? » a répondu l’inspectrice d’un ton glacial.

- « Oh, excusez-moi…! Je ne me suis pas présenté parce que je préfère rester anonyme pour le moment. Je ne suis qu’un petit retraité bien tranquille, qui n’a le tort que de militer contre le lobby nucléaire. C’est ce qui me définit le mieux. Vous avez mon numéro, je reste disponible… ».

- « Attendez…! Vous dites que le professeur Hiro vous a parlé d’analyses faites dans son laboratoire. Des analyses de quelle nature…? ».

- « De nature anti-nucléaire d’après moi, mais je peux me tromper…! ».

- « Il vous a parlé de quelque chose en particulier…? D’analyses en cours…? ».

- « Non…! Mais à mon avis, et d’après ses connaissances, il devait avoir l’intention d’analyser le vivant… à la recherche de mutations dues à la radio-activité…! C’était son crédo ! ».

- « Ah, oui…?! Peut-être ! ».

L’inspectrice n’était pas dupe. Son interlocuteur semblait, comme le chef des yakusa et pour la même raison, vouloir entrer en contact avec elle. Mais qui était-il ? Savait-il quelque chose sur le spermut ? Était-il, lui aussi, à sa recherche ? Et si oui, quel avantage pouvait-elle en tirer ?

- « Dites-moi…! Avez-vous entendu parler d’une éventuelle mutation apparue récemment sur des animaux ou des humains…? ».

Le détective privé dépêché par Depko a retenu son souffle et a hésité une seconde avant de répondre.

- « Oui, effectivement…! Nous pourrions en discuter si vous voulez ! ».

- « Je comptais vous y inviter, mais je suppose que vous ou votre commanditaire voulez garder l’anonymat, n’est-ce pas…! Un rendez-vous en privé vous conviendrait donc. Êtes-vous libre cet après-midi ? ».

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Chapitre n°13

Séjour à la ferme

Otsu, Kato et leurs deux hôtes étaient assis autour d’une vieille table en bois massif, sous la tonnelle en fleurs. Les rayons du soleil passaient au travers des ramures et des premières pousses, baignant l’atmosphère, les visages et les choses d’une vive et chaude clarté. Sur l’horizon, partiellement dissimulées par des haies de taillis et des vergers en pleine floraison, se dressaient les hautes tours de refroidissement de la centrale qui alimentait la région.

Moi, j’étais dans mon aquarium, posé au milieu de la table, et j’assistais à la discussion en aspirant ma bière à la paille et en quémandant quelques friandises restées au fond des plats. En fin de repas, la conversation allait bon train. Ils parlaient de moi, bien sûr…!

- « Qui va croire à l’existence d’un truc pareil…? Même avec les analyses tu ne convaincras personne. Elles passeront pour fausses. Il faudrait faire venir des scientifiques et des journalistes indépendants pour leur montrer ! T’en connais quelques-uns, non…?! ».

C’était le maitre de maison qui parlait en s’adressant à Kato. Ce dernier a rétorqué :

- « Plus maintenant…! ».

Otsu a ajouté :

- « De toutes façons, ce serait trop dangereux de faire venir ces gens pour leur présenter le spermut…! Et d’ailleurs, pourraient-ils seulement en révéler l’existence…? Ils iraient plus sûrement prévenir la police ou les services de l’état…! Le mieux d’après moi, c’est d’informer avant tout les militants. On peut commencer par ceux que l’on connait et en qui on a toute confiance. Ils seront nos témoins…! ».

- « Témoins officieux et en rien, officiels…! » en a conclu Kato.

La maitresse de maison a fini par lâcher son idée.

- « Et si vous faisiez un site internet…! Vous auriez un public…! ».

- « Un public d’illuminés qui va nous faire passer pour des cons. Non, merci…! ».

- « Et pourquoi pas…?! T’as des millions d’illuminés qui croient aux extra-terrestres, tu peux en avoir des millions qui croiront au spermut. Et c’est le principal… ! Que la vérité soit entendue. Qu’est-ce que ça change que tu ais affaire à des illuminés plutôt qu’à des sceptiques; c’est même peut-être, mieux ! ».

- « Justement, non…! Et pourquoi ? Parce qu’ils sont moins nombreux que les sceptiques…! Et parce que, lui, le Spermut, il existe réellement !».

- « Oui, c'est vrai…! Mais les illuminés sont sûrement plus engagés. Et donc, ça revient au même ! ».

Nos deux hôtes rivalisaient de justesse de raisonnement. Ils auraient pu aller loin, ainsi, et ne jamais se décider. Pourtant le constat était simple : absence totale de confiance dans les médias officiels et les services de contrôle indépendants. Il ne restait plus que le public d’internet qui, lui, était prêt à entendre toutes les vérités possibles et imaginables diffusées sur la toile. C’est moi qui ai mis tout le monde d’accord.

- « Et bien, moi, j’en ai marre de cet aquarium. Je veux aller dans la télé...! ».

_

Madame l'inspectrice agissait là en toute indépendance et dans le plus grand secret, en dehors de ses heures de bureaux. Rendez-vous avait été fixé dans un parc. Les employés de bureau en sortaient à l’instant, profitant de leurs dernières minutes de liberté en fumant une cigarette et en blaguant entre eux. Des jeunes samouraïs du hip-hop posés sur un coin de bitume, égayaient l’atmosphère avec des steps à tomber à la renverse. L’inspectrice, un peu en retrait, attendait sur un banc, une rose à la main, en observant les jeunes danseurs. Le détective est arrivé par surprise.

- « Bonjour, Madame l’Inspectrice…! ».

- « Bonjour… ! Monsieur…? ».

- « Mr Tout-le-monde…! ».

Le détective s’est assis auprès de l’inspectrice. Cette dernière a jeté la rose qu’elle tenait en main, dans la poubelle, pour éviter de se sentir ridicule.

- « Eh bien, Mr Tout-le-monde… en quoi pouvez-vous m’aidez ? ».

- « En rien…! C’est moi qui ai besoin de votre aide...! ».

- « Rien que ça…! Je dois savoir à qui j’apporte mon aide, alors…! ».

- « À quoi bon…! Je pourrais vous mentir ! ».

- « Je pourrais le deviner…! ».

- « Oh, mais je vous crois assez intelligente pour cela et je ne vais donc pas vous le cacher plus longtemps…! Je travaille pour Depko ! ».

- « Ah…! Je vois ! Vous vous intéressez au Spermut...! ».

- « Très exactement…! L’avez-vous retrouvé…? ».

- « Retrouver un canular…! Vous vous fichez de moi...! ».

- « J’aimerais que cela soit le cas, mais j’ai tendance à y croire. J’ai eu un autre son de cloche par une personne qui l’a vu de ses propres yeux et dont j’estime qu’elle dit la vérité !

- « Vous l’auriez vu par vous-même, je ne vous croirais toujours pas…! Moi aussi, je dois le voir pour le croire ! ».

- « Je peux vous montrer des photos et une vidéo que j’ai récupérées par cet ami. Je sais que celles-ci ne peuvent faire office de preuves formelles, mais visionnez-les, au moins…! Tenez ! ».

Le détective a mis son portable sous le nez de l’inspectrice. Les photos et la vidéo provenaient pour une partie des yakusa, et pour l’autre du journaliste. Elles étaient franchement réalistes. Après avoir passé tous les documents en revue, l’inspectrice s’est mise à douter.

- « Écoutez…! S’il existe et s’il a survécu aussi longtemps, ce spermut peut se trouver n’importe où dans le monde. On ne le retrouvera certainement pas. À moins d’avoir des tuyaux que je n’ai pas…! Si votre ami l’a vu, il doit connaitre celui qui le détient et peut-être sait-il où il se cache…! ».

- « S’il l’avait su et me l’avait dit, je ne serais pas là…! ».

- « Et vous êtes là, mais vous êtes venu pour rien…! À moins que vous me parliez un peu de ce spermut… ! Ce n’est peut-être pas un canular, après tout…! En quoi vous intéresse t-il…? ».

- « Vous le savez très bien…! Nous voulons nous prévenir des scandales liés aux mutations. Nous savons qu’il y en aura dans l’avenir, mais celle-ci est d’une nature si particulière qu’il serait bon de l’analyser avant d’en déduire quoique ce soit… d’aussi aberrant qu’un spermut ! ».

- « Si je comprends bien, vous voulez qu’il disparaisse de la circulation…! ».

- « Surtout pas…! On ne peut manquer d’étudier un tel phénomène. Nous voulons le récupérer en bon état...! ».

- « Et vous comptez sur moi pour vous aider…! ».

- « Sans vouloir vous forcer la main…! Une information, une adresse, suffira ! ».

- « C’est déjà trop…! Et évidemment, en échange, vous me soudoyez…! Malheureusement pour vous, j’ai un bon métier, que j’aime, et je n’ai nullement besoin d’argent ! ». Elle a laissé passer un silence, puis a ajouté : « Il ne peut être, d’ailleurs, question d’argent ! ».

Pure suggestion ! Le détective n’a pas compris tout de suite. Il a pensé un moment avoir à faire à une incorruptible.

- « Je vois…! » a-t-il dit. Mais il voyait sans voir.

L’inspectrice a fini par lui tendre la perche.

- « Un simple échantillon devrait vous suffire à faire vos analyses, je suppose…! ».

- « D’un point de vue scientifique, certes…! Mais d’un point de vue… disons, socio-économique… la garantie du secret est préférable. Si vous retrouvez le spermut, laissez-le nous…! Tout entier ! ».

- « Vous me proposez des méthodes de gangster…! Fiez-vous plutôt à notre ministère de l’intérieur et à nos services secrets pour en effacer toutes traces. Ce que je peux vous proposer, c’est un échantillon…! ».

- « Vu comme cela…! Nous avons-nous-même une grande confiance en l’état dans ce genre de cas particuliers. Un échantillon serait alors bien inutile ! ».

L’inspectrice a attaqué.

- « Par pour un maitre-chanteur…! Ou plus précisément… une maitre-chanteuse ! ».

Le détective en est resté coi. Il a réagi après un long silence.

- « Vous pouvez être plus claire…?! ».

- « Je l’ai été bien assez…! Voyez-vous, l’argent ne m’est pas très utile, mais j’ai le défaut d’ambitionner quelque belle carrière à un poste haut placé ! ».

La réponse de l’inspectrice a fait rire le détective et a définitivement brisé la glace.

- « Ah, ah, ah, ah…! Évidemment, nous ne sommes pas contre un échange de bons procédés. Mais pour avoir un échantillon, il vous faut le spermut ! ».

- « Bien sûr, oui…! À un moment donné ! ».

- « Vous êtes bien mystérieuse, Madame l’Inspectrice…! Vous voulez dire que vous avez un échantillon, mais pas le spermut…? ».

- « Il n’a subi aucune analyse pour le moment, je ne peux donc affirmer qu’il provient du spermut, mais effectivement, je suis en possession d’un échantillon…! C’est un unique échantillon…! Je peux, bien sûr, vous en céder une infime partie pour vos analyses. Ça vous intéresse…? ».

- « Vous allez peut-être un peu trop loin, Madame l’Inspectrice. Votre carrière pourrait tout aussi bien s’arrêter là…! Pour nous, cet échantillon n’a pas tant de valeur que ça. Et nous avons des stratégies infaillibles pour nous protéger d’une divulgation inopportune ! ».

- « Vous oubliez que je suis flic, et ma parole a plus de valeur que celle de tous les militants anti-nucléaire réunis…! D’autant plus que je suis au cœur de l’affaire. Chaque rétrogradation que l’on voudrait m’affliger rendrait ma parole plus crédible encore, vous devriez le savoir…! Vous n’avez qu’une option : analyser ce que je vous donne. Et pour acheter mon silence, votre patron fera jouer ses relations du côté de ma préfecture…! Si un miracle se produit, je saurai que c’est lui ! ».

- « Vous ne perdez pas le nord…! Mais puisque vous avez l’intention de rester du bon côté, la direction de Depko devrait pouvoir soutenir votre carrière comme vous le méritez. Je crois aussi qu’elle serait heureuse de pouvoir analyser votre échantillon. Il faut savoir ce qu’il en est réellement…! ».

- « Je vous en ferai parvenir une partie à l’adresse que vous désirez. Dans un colis réfrigéré. Un coursier se chargera de vous l’amener ! ».

- « Eh bien…! Voilà une négociation rondement menée. Je m’en félicite et vous remercie pour votre aide, Madame l’Inspectrice…! Vous aurez l’adresse dès demain ! ».

Le détective s’est levé pour prendre congé.

- « Adieu, donc, car je ne pense pas vous revoir. Bonne journée ! ».

Ils se sont salués et l’homme n’a pas manqué en partant de reprendre la rose qui pointait sa fleur encore fermée hors de la poubelle.

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Il faisait beau. Mon aquarium était posé au milieu de la table, sous la tonnelle où nous passions le plus clair de notre temps, Otsu et moi, à tenter de nous entendre.

- « Je veux un grand aquarium. Celui-là est trop petit et il pue la vase. Vous aviez promis de me mettre dans la télé…! Je refuse d’apprendre ce texte tant que je n’ai pas une télé ! ».

J’avais des caprices de star, à l’époque. Otsu a arrêté de consulter ses écrits et a poussé un soupir de lassitude.

- « Tu n’as jamais remarqué l’épaisseur d’un écran-télé ou quoi…?! C’est presque aussi fin que cette feuille de papier et c’est rempli d’électronique. Il n’y a pas d’eau à l’intérieur. Ce sont des images que tu vois. Elles sont projetées de l’intérieur, sur l’écran. Ce n’est pas une fenêtre que l’on peut ouvrir pour entrer dans un autre monde…! Ce n’est pas un aquarium ! ».

Otsu a sorti son portable pour le poser sous mon nez.

- « Tiens regarde…! Là, c’est toi. Tu es dans mon portable. Tu veux y aller...? ».

- « Bien sûr que non…! C’est trop petit. Je veux un grand-écran ! ».

- « T’es con…? Petit ou grand, c’est la même chose. T’as toujours pas compris…! Tu ne peux pas entrer à l’intérieur d’une télé. Pas parce que c’est interdit, mais parce que tu es trop gros. À l’intérieur, il n’y a pas assez de place pour toi. Il y a une machine qui fabrique des images…! Et c’est moi, avec l’aide de cette petite caméra que tu vois là, qui vais mettre ton image à l’intérieur de l’écran…! Tu comprends…? C’est un peu comme un miroir…! Un miroir en différé ! ».

Là, j’ai commencé à comprendre. Je me mirais très souvent à la surface de l’eau ou dans le reflet du vitrage.

- « O…kaï ! J’ai compris ! ».

- « Ah, enfin..! C’est pas trop tôt ! On peut se mettre à travailler, alors…! ».

- « Quand tu m’auras changé d’aquarium…! ».

- « Tu l’auras demain ton aquarium…! Tu peux attendre demain…? Bon, je reprends ! ».

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L’inspectrice était restée assise sur le banc pour réfléchir et pour profiter d’un regain de soleil printanier. Des retraités se promenaient maintenant dans le parc, en couples ou solitaires. Les samouraïs du hip-hop squattaient les pelouses épaisses qui bordaient les chemins goudronnés. Quelques uns faisaient leur gymnastique. De rares agents de la maintenance inspectaient les taillis et les poubelles en glanant parfois des petites branches mortes tombées à terre. Des mères et leurs enfants en bas âge s’égayaient le long de l’étang aux canards.

L’inspectrice tenait son portable entre les mains. Elle a sélectionné un numéro, puis s’est collé l’appareil à l’oreille.

- « Bonjour…! Je désire parler à votre patron…! Merci ! » a t-elle demandé avant de raccrocher. Elle a attendu quelques secondes, le regard fixe, planté sur les corps mous d’une bande de vieux gymnastes en mal d’activités. Son portable a sonné en retour. Elle s'est empressée de prendre l'appel.

- « Allo…! Bonjour, cher ami ! Très bien, je vous remercie…! Je suis désolée pour vous si la chose que vous cherchiez vous a échappée…! Je veux parler du Spermut, vous m’avez compris. Autant le nommer, maintenant que je sais de quoi on parle…! Vous l’avez raté de peu, mais mon information était bonne. Il était bel et bien sur les lieux…! J’ai appris sa nature extraordinaire et j’ai aussi découvert ceux à qui vous en destiniez la primeur. Je crains cependant que nous ne puissions le retrouver facilement. Nous sommes en plein black-out depuis la fuite de ceux qui le détiennent…! J’ai néanmoins quelque chose de tout aussi précieux, quoique incomplet, qui devrait vous intéresser, voire vous contenter. Un échantillon que vous pourrez facilement négocier avec nos amis communs qui attendent, d’ailleurs, avec impatience, d'en faire l'analyse…! Ce que je veux en retour, c’est la libération de Mr Hiro dans les plus brefs délais et selon les modalités dont nous avons convenues. Je vous laisse le soin de planifier une rencontre, dès ce soir, si vous le désirez. Vous ferez ensuite ce qui est prévu…! Si tout se passe bien, je vous promets que vous n’aurez plus jamais affaire à moi. J’ai classé l’affaire pour manque de preuve. Même le témoignage de votre otage ne suffirait pas à engager des poursuites. Vous pouvez dormir tranquille et continuer vos petites affaires…! Ça ne me regarde plus ! ».

L’inspectrice a écouté la réponse du chef yakusa, puis a conclu.

- « Je ne l’espère ni pour vous, ni pour moi, mais ce n’est pas impossible…! En attendant, nous sommes quittes ! Je vous souhaite de bonnes négociations. Adieu, cher ami ! ».

Elle s’est déconnectée. A levé le nez en l’air pour s’imprégner du chaud rayonnement solaire, puis elle a fermé les yeux en poussant un petit soupir et en esquissant un sourire de contentement.

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Kato, Otsu et leurs hôtes profitaient d’une douce soirée autour de la table de jardin et de digestifs faits maison. Des bougies et un clair de pleine lune éclairaient la tonnelle d’une pâle lueur vacillante. Sous la voute étoilé et par delà la noirceur des champs, les lumières de la centrale se mêlaient aux astres scintillants.

Otsu m’abreuvait au compte-gouttes d’un peu de saké que je lui quémandais et qu’elle tirait de son propre verre à l’aide de son auriculaire. Je lui suçais le bout du doigt comme un nourrisson aspire le sein de sa mère. Les bruits de succion ponctuaient, pour ne pas dire troublaient, le discours de Kato.

- « Bon sang…! Tu peux arrêter de lui faire boire du saké, on dirait un clochard qui tête sa bouteille ! ».

J’ai répondu de mon autre bouche, sans lâcher le petit doigt amer et sucré de ma généreuse bienfaitrice.

- « Je tête ce que je veux et tu d’vrais faire de même pour te calmer. Dis-le, si je fais trop de bruit, au lieu de m’insulter…! ».

Otsu est intervenu.

- « C’est vrai…! Inutile de s’énerver pour si peu. Il fallait s’y attendre. Tu ne vas pas trouver comme ça, du jour au lendemain, tous les ouvriers de Fukushima...! ».

- « Un seul…! Il faut en trouver un seul ! » a répondu Kato.

- « Si tu as besoin d’un coup de main, je peux prendre un jour dans la semaine…! » a proposé l’hôte.

- « Moi aussi…! » a ajouté Otsu.

- « Vous emballez pas…! Ce sont de contacts dont je manque. Pour avoir ces infos, il faut infiltrer des services administratifs ou je ne sais quoi d’autre. C’est mission impossible pour nous. Je ne peux même plus compter sur mon pote journaliste et je doute même des responsables associatifs, maintenant...! ».

L’hôtesse, attentive au débat, a fait une remarque :

- « En parlant d’associations… as-tu pensé aux associations de défense des déplacés. Ils seront sûrement plus nombreux à vouloir parler…! ».

Otsu a confirmé.

- « C’est juste…! Je ne sais pas s’ils auront les infos que l’on cherche, mais on peut essayer. Et même s’ils n’ont rien de formel, on peut toujours les interroger. Certains connaissent peut-être des ouvriers de la centrale. On peut obtenir des noms, peut-être des adresses…! ».

Kato a retrouvé un peu de bonne humeur.

- « Tout compte fait, je crois que je vais avoir besoin de votre aide…! ».

- « Sluurp…! ».

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Le détective dépêché par Depko attendait son colis, installé devant une bière, au fond d’une taverne sans nom. La salle était quasi déserte. Il était seul avec le patron du bouge. Il tenait une rose dans sa main et il la faisait se balancer de droite à gauche comme un métronome entre ses doigts.

Le coursier qu’il attendait, un yakusa qui avait l’air d’un yakusa, s’est pointé comme une fleur. Il est entré dans la taverne a salué le patron et s’est dirigé vers le détective. Il a ouvert la mallette qu’il portait et en a sorti une boite scellée par un informe cachet de cire, une enveloppe, elle-même scellée, un téléphone portable et enfin une rose qu’il a posés sur la table. Il a simplement dit :

- « On vous contactera ! ».

Il a refermé sa mallette, puis il est parti. Le détective a empoché le portable, la boite et l’enveloppe, a commandé l’addition, puis il a pris la rose qu’il venait de recevoir. Il l’a contemplé un court instant en souriant d’un air nostalgique et est allé jusqu’à tenter de sentir le parfum qui ne s’en dégageait pas. Il l’a reposée sur la table auprès de la sienne, a payé et a quitté l’établissement.

_

Le p-d-g de Depko et son secrétaire particulier terminaient de passer les combinaisons aseptisées que requérait leur présence au sein du laboratoire de recherche génétique. Le secrétaire se permettait d’aider son patron, lui relevant le col, d’un côté, ou tirant sur l’épaule, de l’autre, afin d’ajuster une manche. Lui-même avait son col rentré à l’intérieur de la combinaison et c’est le p-d-g qui le lui a remis à l’endroit. Ils conversaient à voix basses.

- « Elle est allée un peu trop loin, cette inspectrice…! Elle peut aller faire du lèche-cul ailleurs. Et ses exigences, elle se les met où je pense ! ».

- « Elle cherche peut-être à se protéger…! ».

- « De moi…?! Je ne suis pas un assassin, que je sache…! ».

- « Ou alors, elle devait quelque chose à ces yakusa…! ».

- « Ce n’est pas à moi de payer ses dettes…! ».

- « D’un autre côté, elle n’a pas exigé de rançon…!

- « J’aurais préféré…! J’ai plus de facilité à obtenir des subventions que de faire libérer un poste à la préfecture. Qu’est-ce qu’elle croit…? Que je suis le ministre de l’intérieur ! ».

- « Vous le connaissez…! ».

- « Et alors...! Ça ne me donne pas tous les droits ! ».

- « Elle est pourtant la seule menace sérieuse…! Les yakusa ne font pas le poids. Mais avec elle… ça change tout ! ».

- « Peut-être…! Ah… bon sang ! Je ne peux pas enfiler ces foutus chaussons. Vous pouvez m’aider…? ».

Le secrétaire s’est empressé de satisfaire son patron, trop vieux et trop rigide pour se plier en deux. Une fois chaussés, ils ont remonté leur capuche, ont mis leurs gants de latex, puis enfin, leur masque. Ils étaient fin prêts.

- « Il faut d’abord s’assurer que tout ça n’est pas une supercherie. Après, on verra…! ».

Le p-d-g de Depko et son secrétaire ont pénétré à l’intérieur du laboratoire de recherche génétique. Un assistant les attendait. Ils se sont salués. Puis l’analyse a commencé.

Le laborantin a brisé le cachet de cire qui scellait la boite contenant l’échantillon… un peu de moi-même…! Il a saisi le bout de chair à la pince et l'a pesé immédiatement.

- Le poids est conforme...!

L'info a rassuré le p-d-g. Le laborantin a ensuite pris l'échantillon pour le diviser en deux parties égales et a tout fait en double. Le p-d-g et son assistant l’ont suivi dans tous ses déplacements, observant les tours de passe-passe qu’il effectuait, avec un semblant d’intérêt et dans la plus totale incompréhension.

Les solutions, une fois préparées, sont passées dans les analyseurs. Les appareils ronronnaient gracieusement aux oreilles des trois hommes. Au bout d’un moment, le laborantin a rompu le silence pesant qui s’était installé entre eux.

- « Si les deux analyses sont identiques, on pourra être sûrs du résultat…! Ça va prendre quelques minutes, seulement ! ».

Des minutes qui leur parurent des heures. Tous trois étouffaient sous leur combinaison isolante et s’essoufflaient derrière leur masque. Le p-d-g respirait fort à travers le sien.

- « Nom d’un sushi…! On étouffe, là-dedans ! ».

L’assistant a aussitôt baissé son masque sur son menton en s’exclamant :

- « Excusez-moi…! Vous pouvez retirer vos masques, maintenant. Ils ne sont plus nécessaires ! ».

Cinq minutes après, ils se trouvaient tous trois autour de l’ordinateur pour prendre connaissance des résultats. Des lignes de codes interminables s’affichaient à l’écran et des feuilles sortaient de l’imprimante à la vitesse d’un cheval au galop. Le laborantin regardait défiler les données d’un air concentré. Le p-d-g s’est impatienté.

- « Alors…?! » a-t-il fait.

- « Les résultats semblent identiques…! Les analyses m’ont l’air bonnes. On dirait un a-d-n humain, à première vue. Peut-être quelques anomalies à confirmer ! ».

Le p-d-g demanda :

- « Vous pouvez comparer ça avec les analyses qu’on vous a apportées…?! ».

- « Bien sûr…! Les voilà ! Voyons voir ça…! Les premières lignes correspondent. Je programme une triple comparaison et on saura cela dans une minute...! ».

Le laborantin a tapoté du clavier durant un court instant. L’attente n’a pas été trop longue.

- « Et voilà…! Nos deux analyses confirment la première ! La matière de l’échantillon provient bien d’un spermatozoïde… mais il faudrait que celui-ci soit gigantesque… ou fait de sperme reconstitué, ce qui est tout aussi improbable. L’a-d-n est celui d’un homme originaire de la région de Fukushima…! ».

Le p-d-g et son assistant se sont regardés d’un air incrédule, tout d’abord, puis devant l’évidence des résultats se sont mis à glousser, pris d’un rire nerveux qui les submergeait.

- « On est dans la merde…! » a conclu le p-d-g.

Il s’est repris et s’est tourné vers l’assistant.

- « Vous êtes bien certain que ce n’est pas de la chair humaine…?! ».

- « Les deux analyseurs ont donné le même résultat…! Il ne peut y avoir d’erreur ! ».

- « Très bien…! Faites une recherche dans notre fichier génétique et trouvez moi son propriétaire ! ».

- « Il n’y a que les médecins qui ont un droit d’accès à ce fichier…! ».

- « Si vous pouvez le faire, je vous y autorise…! ».

- « Bon, d’accord…! C’est vite fait ! ».

L’assistant a lancé la recherche et le résultat est tombé dans les dix secondes. La tronche, pour ne pas dire la gueule radio-active, de mon concepteur est apparue en encart sur l’écran, avec sa fiche de renseignement.

- « Bien, bien…! » a fait le p-d-g… « Sortez sa fiche…! ».

Le laborantin s’est exécuté. Le secrétaire particulier du pdg a pris la feuille fraichement imprimée, l’a pliée en quatre et l’a rangée sous sa combinaison.

- « Bon…! Direction l’incinérateur, maintenant. Je veux qu’il ne reste rien de cet échantillon ! » a ordonné le p-d-g.
Ce dernier a suivi le laborantin jusqu’à l’incinérateur, et c’est lui-même qui a jeté boite et fioles dans la fournaise.

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Chapitre n°14

Une étrange découverte

Une dizaine de familles squattait encore le vieux gymnase mis à leur disposition par la commune qui les avait accueillies. Toutes les autres, et elles avaient été près d’une centaine à être passées par cet endroit, avaient été placées dans des logements de fortune, à l’hôtel ou dans des foyers d’hébergements. Des panneaux électoraux servaient de cloisons de séparation à celles qui restaient. Elles avaient installé des coins cuisines, des coins sanitaires, et des semblants de salons et de chambre à coucher pour s’y sentir un peu mieux. Tous ces réfugiés n’étaient pas réduits à dormir sur un lit dessiné à même le sol, mais ils manquaient visiblement de confort et d’intimité.

Kato discutait avec une jeune femme dans le coin administratif du gymnase, au milieu de la dizaine de tables disposées en rectangle et ceinturées de chaises, qui figuraient un bureau. Des cartons emplis de dossiers trainaient au sol, en partie repoussés sous les tables. Le jeune homme avait changé de costume, mais avait gardé un style relativement neutre.

- « Je travaille pour un fanzine anti-nucléaire…! Ce n’est pas du grand reportage, mais j’ai écrit quelques articles qui sont parus dans la presse officielle. Nous publions de l’information, des enquêtes et quelques mangas…! J’enquête sur de probables contaminations ayant atteint les ouvriers de la centrale après le tsunami et les accidents qui ont suivis. Nous cherchons à les joindre pour qu’ils participent… sur la base du volontariat, bien sûr… à des analyse biologiques…! Ce que je vous propose, c’est d’informer vos réfugiés de notre demande pour qu’ils nous laissent leur contact ! ».

- « Ça risque de prendre un peu de temps…! Je ne les ai pas sous la main. En général, les ouvriers de la centrale sont renvoyés vers une association d’état. Quelques uns sont passés par ici, mais aujourd’hui, il n’y en a plus un seul…! J’essaierai de retrouver leur dossier quand j’aurai un peu de temps. Et comme c’est pour la bonne cause, je vous enverrai leur contact, directement ! ».

- « Oh, merci…! Je ne veux pas vous obliger ! ».

- « Ne me remerciez pas. Moi aussi, je milite… un petit peu. J’ai participé à des manifs, signé des pétitions. Je trouve ça bien, ce que vous faites. J’ai vu de près les dégâts que cela a causés sur la population. Le chaos que cela a généré…! Il faut en terminer avec le nucléaire. Et de toutes les façons ! ».

- « Je suis d’autant plus heureux de vous avoir rencontrée, alors…! ».

La remarque suggestive de Kato a fait rire la jeune bénévole. Le jeune homme a repris :

- « Je dois encore faire le tour des lieux d’accueils sur toute la région. J’aurais donc le plaisir de repasser par ici pour récupérer les contacts et pour prendre le vôtre par la même occasion ! ».

Une exclamation s’est soudain fait entendre, puis des cris de femme ont résonné contre les murs du gymnase. Une réfugiée interpelait un homme vêtu d’un costard cravate et portant mallette. Elle lui faisait signe de dégager, en l’exhortant à disparaitre de sa vue et même de la surface de la terre. Une bénévole s’est empressée d’aller pacifier la situation. La jeune femme a répondu au regard interrogatif de Kato.

- « Ça doit être un avocat…! Ils viennent ici comme des corbeaux sur un pendu ! ».

- « Pour quoi faire…? ».

- « Pour leur proposer d’attaquer Depko en justice, en général. Et depuis peu, pour acheter leurs maisons et leurs terres abandonnées…! Je ne vois pas très bien ce qu’ils pourront en faire. En tout cas, ça permet à l’état de retarder les dédommagements. Il y a beaucoup de réfugiés qui s’en contentent…! ».

Fortement intrigué, Kato avait haussé les sourcils.

- « C’est surprenant…! Vous permettez que j’aille interviewer cette vieille dame…? ».

- « Bien sûr…! Je vous accompagne. Ce sera plus simple pour un premier contact ! ».

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Le p-d-g de Depko, havane au bec, sirotait un excellent cognac français, assis à la table de son club, en compagnie de quelques pontes du monde des affaires. Les ivresses de la fumée et de l’alcool s’unissaient dans un équilibre parfait, emportant les esprits et déliant les langues. Petits secrets d’alcôve :

- « Passe encore, les ailes de papillons et les yeux de moucherons, les marguerites et quelques cancers par-ci, par-là, mais avec une mutation pareille, touchant en plus un de vos ouvriers, la rumeur risque de se transformer en scandale. Bien que…! Vu l’absurdité de la chose, cela peut aussi jouer en notre faveur…! ».

- « Je ne m’y risquerai pas…! Nous avons des ennemis qui sont capables de rendre crédible la rumeur la plus absurde. Si ils apprennent la réalité des faits et retrouve le spermut avant nous, ils auront tous les experts qu’il faut pour convaincre le grand public…! Je pense qu’il faut retrouver et occulter ce spermut avant que nos maitre-chanteur aillent voir ailleurs. Payons la rançon à cette bande de malfrats pour récupérer les derniers échantillons, et puisque l’inspectrice veut un poste, qu’elle l’obtienne au mérite en nous aidant à le retrouver ! ».

- « C’est le moins qu’elle puisse faire…! ».

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Chapitre n°15

Un après-midi pluvieux

Le fond de l’air était doux et la pluie presque tiède. L’averse tombait drue, en filaments serrés, dans la cour de la ferme, assombrissant la fin d’après-midi. L’inspectrice a passé le porche, arme à la main, comme un chasseur à l’affût. Elle a longé la vieille bâtisse jusqu’à la porte d’entrée, s’est plaquée contre le mur, puis a attendu que son équipe se mette en place.

La pluie faisait couler son rimmel, et les longues traces noirâtres que les gouttes laissaient sur ses joues creusées lui donnaient des airs de zombie en transe. Son souffle était court.

- « Équipe deux…! Vous êtes en place ? ».

- « Ouais…! Toutes les issues sont bloquées ! ».

Elle a fait signe à ses policiers pour qu’ils soient prêts à intervenir, puis a repris la pose hiéroglyphe.

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Otsu, Kato et leurs deux hôtes étaient assis autour de la table de la cuisine. L’eau du thé chauffait sur la cuisinière, à côté d’un plat qui mijotait et parfumait l’air ambiant d’un fumet appétissant. La lumière de la hotte et celle du plafonnier apportaient un peu de la chaude clarté qui manquait en cette fin d’après-midi pluvieux. Je me trouvais comme d’habitude, dans mon aquarium, posé au milieu de la table, au centre d’une intense conversation à laquelle je participais.

- « J’ai soif…! ».

Otsu a aussitôt reversé un peu de sa bière dans le fond de mon verre. Je l’ai bu d’un trait en l’aspirant à l’aide de ma paille. Kato était très remonté.

- « Dans tous les lieux d’accueil où je suis allé, j’ai obtenu la même réponse. Et c’est pareil pour Otsu, de son côté…! À mon avis, l’état laisse faire les requins de l’immobilier pour éviter d’avoir à payer toutes les indemnités. Ils vont se les mettre dans la poche ! ».

L’hôte a rétorqué :

- « C’est peut-être même avec ces indemnités qu’ils achètent les maisons. Ou plutôt les terrains…! Parce que les maisons, elles vont dégager, et j’te l’donne en mille, pour y mettre des immeubles grand standing à la place. Y sont pas cons, les mecs…! Ils ont une vision sur le long terme. Dans quarante ans, la radio-activité aura disparu, là-bas, et ils feront des stations balnéaires sur toute la côte ! ».

Otsu est intervenue :

- « Pour passer des vacances irradieuses, alors…! Même plus besoin de soleil pour bronzer. Il suffira de s’allonger sur le sable ! Parce que les sous-sols, eux, vont rester pollués. ».

- « T’oublies les compteurs Geiger…! Les touristes ne poseront pas leur cul sur le sable si ça grésille par-dessous. Ils vont tout nettoyer et refaire les plages à neuf… garanties bio ! ».

J’ai fini par mettre mon grain de sable dans la discussion :

- « Et si il n’y avait aucune radio-activité…! Vous y avez pensé…? Parce que moi, j’y étais. Vous ne devez pas l’oublier. Et à part l’épisode de la piscine percée, je n’ai senti aucune autre contamination, le temps que j’y suis resté. En tout cas, aucun de vous n’est allé sur place pour vérifier ! ».

- « Qu’est-ce que tu crois, Spermut…! On a des infos. Nos infos…! Et elle tiennent la route, celles-là ! ».

- « Ce ne sont que des infos…! ».

Notre hôtesse m’a soutenu.

- « Il a raison…! Il ne faut plus croire aux infos, ni même à celles que l’on croit être plus justes que les autres. Il faut aller vérifier par nous-mêmes…! On sait ce qu’il en ait du nucléaire. Ça ne va pas durer éternellement et nos gouvernants le savent… ! Les démantèlements sont programmés, alors pourquoi ne pas profiter du tsunami pour faire d’une pierre deux coups. Un démantèlement à moindre frais, subventionné par l’état, et une escroquerie immobilière...! Et avec un peu d’imagination, en prenant tous les éléments en compte, qui nous dit que le tsunami n’a pas été provoqué artificiellement par des essais nucléaires internationaux. Faut bien qu’ils s’en servent de leurs ogives, de temps en temps, pour voir ce que ça donne réellement…! ».

- « Oh, mais toi, tu vas trop loin avec tes théories du complot…! » a répondu son compagnon.

Un bruit suspect s’est soudain fait entendre. Le craquement d’une branche, peut-être. Le maitre de maison s’est levé pour aller à la fenêtre et a jeté un coup d’œil au dehors. La pluie battait les vitres. Un peu de buée brouillait la vision qu’il avait de l’extérieur et il ne vit rien d’anormal.

- « Y’a un putain de vent, dehors…! C’est une branche qui a dû tomber…! ».

Trois coups frappés à la porte se sont alors fait entendre. Illico, tout le monde s’est regardé avec de grands yeux écarquillés. Otsu a réagi la première. Elle s’est emparée de l’aquarium et m’a emporté avec elle aux toilettes. J’ai sauté de joie…! Notre hôte a attendu qu’elle y soit enfermée avant d’aller répondre. Il s’est posté devant la porte et a demandé :

- « Qui est là…?! ».

_

- « Police…! ».

Et BLAM ! La porte a volé en éclats. Une escouade de quatre policiers est entrée dans la maison et a traversé le couloir en hurlant les sommations d’usage. L’inspectrice a suivi, très en arrière. Les portes ont dégagées les unes après les autres. Là, une cuisine. Là, une salle à manger. Plus loin un salon, une chambre, puis deux, puis trois, et enfin les chiottes dans la salle de bain…! Mais pas un seul pékin en vue. Queut’chi ! No body ! Le silence des anneaux...! L'inspectrice a cru un instant s'être faite roulée par le chef yakusa. Que personne n'attendait, bien sagement, qu'elle intervienne pour sauver l'otage. Et puis, tout de même... en écoutant bien... un fond sonore diffus était audible. Indistinct, mais rythmé. Lancinant…

L’inspectrice a tendu l’oreille, puis a pointé l’extrémité de son arme vers le plancher. Les quatre policiers ont compris. Pourtant, aucune des portes ne menait vers une cave. Un accès se trouvait caché quelque-part; peut-être à l’extérieur.

- « Équipe 2...! Ils sont au sous-sol. Aucune issue visible à l’intérieur. Vérifiez de votre côté, on cherche du nôtre ! ».

Elle a réuni son escouade autour d’elle et leur a donné ses ordres.

- « Vous deux, à chaque bout du couloir pour garder l’entrée. Vous deux, avec moi…! On cherche une trappe dans le plancher ou une issue caché dans les murs, les cheminées, derrière les meubles ou en-dessous…! On y va en douceur…! ».

Les deux groupes se sont séparés et l’inspectrice a repris l’inspection du début. Un de ses hommes éclairait les pièces obscures aux volets fermés à l’aide de son fusil d’assaut, tandis que l’autre fouillait chaque recoin avec elle à la recherche d’indices. Le décor était pauvre et ancien. Une table basse très rustique et recouverte d’une épaisse couche de poussière trônait au milieu de la salle à manger. Quelques armoires et commodes massives meublaient le reste de la maison. La poussière était un bon indice et ils en trouvèrent dans chaque pièce, vierge de toute trace récente.

Ce qui les mena finalement dans la salle de bain où, malheureusement, leur traces de pas avaient effacé celles d’éventuels occupants. Un chiotte et un bac à douche s’y trouvaient encore, en relativement bon état. Le carrelage au sol était parfaitement scellé, aucune trappe n’était visible. Idem pour les murs, carrelés de haut en bas.

L’inspectrice a fait couler l’eau de la douche, qui est sortie froide et s’est évacuée par les tuyauteries fixées le long des plinthes. Rien ne laissait deviner qu’un accès vers le sous-sol se dissimulait dans cette pièce. Le mystère était digne de Sherlock ou d’Arsène, et à l’instar de ces honorables représentants de l’intelligence déductive, elle voulait le percer sur le champ et avec le même succès. Elle en était sûre, l’issue secrète, s’il s’en trouvait une à l’intérieur de la maison, devait être dissimulée dans cette salle de bain.

Bizarrement, alors que la douche fonctionnait, la cuvette du chiotte était vide. Complètement asséchée. L’inspectrice a vérifié le réservoir et l’a trouvé dans le même état. Il était pourtant relié à un câble d’alimentation dûment branché au réseau. Elle a suspecté quelque chose et a ouvert le robinet d’arrivée. L’eau s’est mise à couler.

Un des policiers a tenté de bouger le bac à douche qui semblait avoir été posé à même le sol carrelé, sans aucun scellement, mais celui-ci n’a pas frémit d’un centimètre. L’inspectrice a recontacté sa seconde escouade.

- « Équipe deux…! Quoi de neuf…? Aucune…?! Bon, continuez à chercher...! ».

Dilemme…! Cette issue devait bien être cachée quelque part, pourtant. On n’entendait aucun fond musical dans cette pièce-ci, comme si l’on s’était éloigné de la source du son et donc de l’accès dérobé, mais ce bac à douche lui semblait tout de même des plus suspects. Elle s’en est approchée pour l’inspecter d’un peu plus près. A tâté le fond de la cabine qui s’est avéré parfaitement solidaire du mur. Elle a ensuite décroché la pomme de douche de son support et a manipulé ce dernier en tous sens en pensant qu’un système permettait d’avoir accès à l’issue secrète. Le crochet lui est resté entre les doigts. Quelle conne…! Elle se croyait dans un film ou quoi…?

Le chiotte n’en finissait pas de glouglouter et l’empêchait de réfléchir. Elle ne se voyait pas tenir le siège de la vieille ferme et encore moins appeler des renforts. Le bruit a fini par l’agacer totalement et elle s’est empressée d’aller fermer l’arrivée d’eau. Un filet d’eau a continué à couler du réservoir pour se déverser par à-coups dans le fond de la cuvette, accompagné d’un horripilant bruit de succion.

L’inspectrice a tiré la chasse d’un geste nerveux et c’est là qu’elle a compris. Quand l’eau s’est soudainement écoulée à ses pieds, sur le carrelage de la salle-de-bain. Le syphon fuyait ou était, à l’évidence, mal raccordé au tout-à-l’égout. Et pourquoi pas, pas raccordé du tout ? S’est elle dit, subitement.

Elle a donc vérifié si le coude en pvc était bien scellé dans le sol et elle s’est mise à manipuler le chiotte avec l’aide d’un policier. C’est en voulant le déplacer et en le faisant pivoter d’un quart de tour que le système d’ouverture s’est déclenché. Un puissant claquement s’est fait entendre et la cabine de douche s’est brusquement surélevée de quelques centimètres. Il leur a ensuite suffi de faire coulisser le bac sur un côté pour libérer l’accès.

Un escalier de bois, abrupt, s’enfonçait devant eux dans l’obscurité du sous-sol. Un son inaudible, un bercement de basses, lourd et rythmé parvenait jusqu’à eux. Ils sont descendus prudemment les uns derrière les autres et l’inspectrice a fermé la marche.

Le son les a guidés. Des couloirs creusés directement dans la roche volcanique semblaient s’étendre sous toute la surface de la maison et la quadriller. Il se sont arrêtés devant une porte blindée. La musique s’en échappait à travers les cloisons renforcées, et ces dernières bourdonnaient sous l’effet de puissantes infra-basses.

Le chef yakusa avait laissé entendre à l’inspectrice que l’arrestation se ferait facilement et sans accroc, mais le coup du passage secret avait rendu celle-ci beaucoup plus méfiante. Ce qui les attendait de l’autre côté de la porte recélait peut-être bien plus de danger qu’elle ne l’avait imaginé. Elle espérait ne pas se retrouver au milieu d’une fusillade mortelle.

La porte n’avait pas de poignée et comportait une serrure rudimentaire qu’il fallait faire sauter. L’inspectrice a pensé que le bruit d’impact des balles serait largement atténué par la musique émise, et c’est en rythme, posé sur la caisse claire, que l’un des policiers a tiré deux fois de suite dans la serrure. Bam…! Bam…!

De l’autre côté de la porte, aucun des deux sous-yakusa qui gardaient le vieux Hiro n’a réagi. L’un rêvait, affalé, les bras en croix, sur un vieux canapé… bouche grande ouverte et yeux écarquillés. Le second, en transe, se dandinait sur le son, au centre de la pièce, un sourire figé sur les lèvres et les yeux mi-clos. Le claquement des impacts s’étaient harmonieusement mêlés à ceux de la batterie et étaient passés aux oreilles des deux énergumènes pour un effet sonore des plus banals.

Trois policiers sont entrés discrètement dans la pièce en profitant du faible éclairage pour rester invisibles, et se sont postés en ligne, prêts à tirer. Le quatrième est resté en retrait pour surveiller les arrières, laissant l’inspectrice entamer la procédure.

Le volume de la sono était poussé à fond. Un vieux lampadaire à abat-jour éclairait le sol d’une lumière crue et projetait l’ombre de l’homme qui dansait, vers la pénombre. L’inspectrice s’est avancée lentement, l’angoisse au ventre, son arme tremblotante pointée sur le sous-yakusa, et a pénétré dans le cercle de lumière.

Étaient-ce les relents du parfum de l’inspectrice mêlés à l’odeur de peur ou le reflet de celle-ci dans la boule à facettes qui pendait au plafond, qui l’ont fait se retourner…? Toujours est-il que l'homme s’est soudainement trouvé face à la jeune femme et en a perdu tout discernement; croyant durant un long moment, et dur comme fer, qu’une zombie-fantôme venait de lui apparaitre. Il faut dire que l’ambiance du lieu et plus sûrement le visage blême de l’inspectrice, ses joues pâles striées de rimmel, ses larmes de sang noir et ses longs cheveux de jais dégoulinant de pluie, pouvaient prêter à confusion.

L’apparition l’a tétanisé. Il ne discernait même pas la masse informe des policiers postés dans l’ombre à seulement quelques mètres de lui. Il aurait pu s’agir d’une simple hallucination au regard des drogues, poudres et pilules qu’il s’était envoyés dans le cornet, mais il croyait réellement avoir affaire à un fantôme. La peur l’empêchait de crier et de respirer. Son cœur s’est presque arrêté quand l’inspectrice s’est mise à crier les sommations d’usage. La voix de celle-ci, complètement étouffée par la musique, inaudible, muette, semblait lui dire des choses. Des damnations éternelles qu’il ne voulait surtout pas entendre.

L’inspectrice, tout aussi effrayée et interloquée par le comportement du jeune homme qu’elle tenait en joue; ce dernier ne semblait pas voir le canon de l’arme pointé sur lui; a décidé de faire intervenir la grosse artillerie. Elle a reculé dans la pénombre et d’un signe, a donné le top départ.

Les trois puissants faisceaux lumineux ont percé l’obscurité, se sont déployés, puis on fondu comme des rapaces de lumière sur leur proie. Croyant réellement avoir affaire à des esprits d’outre-tombe, l’homme en a chié dans son froc. Aveuglé, terrorisé, il s’est effondré à terre en se protégeant la tête et en se vidant les boyaux.

Plaqué au sol, menotté mains derrière le dos, il a commencé à reprendre ses esprits. Un des policiers est allé éteindre la sono, avant de retourner aider ses coéquipiers à menotter le second sous-yakusa que le silence brutal venait de ressusciter.

Le chef yakusa n’avait pas menti, en définitive. Les deux abrutis dont il avait utilisé les services, avaient fait la part belle à l’inspectrice; lui évitant ainsi d’user de la force. Le cocktail de drogues en tous genres qu’il leur avait octroyé avait été d’un grand secours dans cette entreprise à risques. Des restes de lignes s’étalaient sur les bords d’une table basse. Des gélules, des sachets entrouverts, des sepsis, des gobelets sales et des cannettes trainaient dessus comme les restes d’un repas à emporter. On était proche de l’overdose.

Le plus dur était passé; et l’inspectrice avait fait, là, preuve d’un réel courage qu’aucun de ses collègues n’allait manquer de confirmer. Il lui restait encore à retrouver le vieux biochimiste, en vie si possible, pour conclure en beauté. Peu importe, pour elle, que rien de concret, ni même de probant, ne puisse faire aboutir son enquête sur une mise en examen des vrais responsables. La libération d’un otage était une opération exceptionnelle, fortement apprécié du grand public, qui ne pouvait que profiter au préfet et au ministre de l’intérieur. De futurs amis !

Le vieux Hiro devait se trouver, là, quelque part…! Et il fallait, maintenant, découvrir sa cache. Elle a crié son nom.

- « Mr Hiro…! C’est la police ! ».

Aucune réponse. Elle a fait mettre les deux sous-yakusa, debout, pour les interroger. Les pauvres garçons étaient en descente accélérée. Une certaine ivresse les maintenait, cependant, dans un état second et ils ne pouvaient s’empêcher de rire à chaque fois qu’ils regardaient l’inspectrice. Un des policiers a rencardé sa supérieure d’un geste. Fortement agacée, cette dernière a trouvé un mouchoir dans une de ses poches pour s’essuyer le visage. Elle s’en est frotté les joues et a fait disparaitre les traces de rimmel.

- « Je vous fais encore marrer, maintenant…! ».

- « Vous n’avez plus l’air d’un fantôme, mais vous faites toujours un peu zombie…! » a sorti l’un des deux acolytes. L’autre s’est marré, mais un peu moins qu’auparavant.

- « Vous savez pourquoi on est là…! » a repris l’inspectrice. « Alors, ne nous faites pas perdre notre temps…! Vous collaborez gentiment et on vous aura à la bonne. Vous êtes d’accord ? ».

Les deux compères se sont regardés d’un air navré. Aucun des deux ne voulait briser la loi du silence. Aucun ne voulait être le premier à parler, à lâcher le morceau, malgré l’inutilité d’un déni.

- « Bon…! Y’en a un qui se décide…?! ».

Désarmée face au mutisme jusqu’au-boutiste des deux sous-yakusa, l’inspectrice a d’abord pensé à faire appel à l’équipe extérieure pour inspecter le sous-sol, mais elle s’est ravisée.

- « Écoutez, vous deux…! Si vous me forcez à tout casser dans cette baraque, vous le regretterez, mais si vous coopérez, le juge le prendra en compte. Je vous promets en plus que si vous me montrez où vous retenez l’otage, je vous laisse faire un dernier petit pétard avant la garde-à-vue. Vous êtes d’accord…? Sinon, c’est direct au gnouf, et on rase la baraque...! ».

Les deux acolytes ont éclaté de rire. Avec ce qu’ils avaient pris, les mecs étaient blindés jusqu’à la fin de la plus longue des garde-à-vue. Alors, un pétard de plus ou de moins, ils s’en branlaient, total. L’inspectrice ne pouvait compter que sur leur bonne volonté, mais c’était, de toute évidence, ce qui leur manquait le plus.

Elle s’est résignée à rappeler le commandant de la seconde équipe.

- « Vous avez découvert quelque chose…? ».

- « Ouais…! Un système d’évacuation qui fleure bon la marijuana ! ».

- « Ça doit venir de là où on est…! C’est complètement enfumé, là-dedans ! ».

- « Je ne parle pas d’odeur de fumée, Madame l’Inspectrice, mais d’un parfum que je connais bien. Il y a une plantation clandestine là-dessous, c’est sûr et certain ! ».

L’inspectrice a été un peu surprise par la réponse du commandant, mais s’en est fortement réjouie. C’était un atout de plus dans sa manche. Elle en a usé aussitôt.

- « Je sais où vous retenez l’otage… ! On a découvert votre plantation et je suppose que l’otage s’y trouve. Vous n’avez plus aucune raison de vous taire, maintenant…! À moins de vouloir tous nous énerver, moi et mon équipe ! ».

La menace était sérieuse. Les quelques policiers présents sur place se seraient fait une joie de malmener ces deux petits salopards comme ils le méritaient. À leur façon. Du style « j’te colle au mur », « j’t’éclate la glotte », « j’t’enfonce les côtes », « j’t’écrase les yeuks ».

Les deux sous-yakusa sont encore descendus d’un cran de leurs nuées psychotropiques et ont retrouvé un peu de lucidité. Ils étaient vraiment dans la merde. Leur business s’effondrait, et leur « avenir » avec. Il ne réalisaient pas encore à quel point ils s’étaient fait bernés par le chef yakusa et son gang, mais étaient au moins conscients d’une chose : ils étaient pris au piège. Sans autre chance d’en sortir que de tenter de minimiser leur rôle dans cette affaire.

L’inspectrice a repris son interrogatoire.

- « Il y a quelqu’un qui surveille l’otage…? ».

Les deux délinquants se sont regardés droit dans les yeux d’un air accablé, empreint de remords, puis ont tous deux secoué la tête pour toute réponse.

- « Hey…! Vous avez une langue pour parler ! » s’est soudainement emporté un des policiers.

- « On est seuls…! » a dit l’un des sous-yakusa. L’autre a ajouté :

- « Y’a personne d’autre…! ».

- « Bon, alors…! Elle est où cette plantation…? » a conclu l’inspectrice.

Dépités, les deux acolytes se sont retournés vers un coin de la salle, où des reliques abandonnées et entassées les unes contre les autres témoignaient d’une époque rock plus insouciante. Des amplis, des vieilles guitares dans leurs étuis, et une batterie poussiéreuse, encombraient, ou plutôt dissimulaient, tout un pan de mur. L’inspectrice les a encouragés.

- « Allez-y…! Montrez-moi ! ».

Ensemble, les deux trafiquants ont retiré un gros ampli basse de son emplacement et ont désigné le mur cloisonné du regard. Encore une planque à la con, s’est dit l’inspectrice. Rien, aucun indice, ne laissait deviner qu’un accès se cachait, là, derrière ce mur. Les boiseries étaient parfaitement jointes et semblaient solidement fixées. La jeune femme a tâtonné quelques instant les moulures apparentes avec le bout des doigts avant de se tourner vers les deux compères.

- « Bon…! Comment ça s’ouvre…? ».

- « Il faut l’code…! Mais j’m’en souviens plus ! » a ironisé un des deux délinquants. L’autre s’est immédiatement fendu d’un petit rire con. L’inspectrice a explosé.

- « Vous foutez pas de moi, vous deux ! ».

- « Vous fâchez pas ! Il faut se servir de la petite règle, là, caché sous le pré-amp, pour déboiter la plinthe. Après, ça s’ouvre tout seul ! ».

Et en effet, une petite languette de cuir dissimulée derrière la plinthe avait été clouée au bas de la cloison. L’inspectrice a tiré dessus et du même coup a désolidarisé le panneau de bois qui obstruait l’issue secrète. Elle l’a fait glissé de côté, puis s’est accroupie pour regarder à l’intérieur de la cache. Une faible lueur éclairait un long couloir creusé dans la pierre. Elle a appelé.

- « Mr Hiro…! ».

Une odeur douçâtre et épicée de champignon mêlée au parfum de la plantation lui est parvenue aux narines. Elle a crié à nouveau : « Mr Hiro…! », sans toujours obtenir de réponse, puis a décidé d’y aller.

- « Un homme avec moi…! Sortez-moi, ces deux là, d’ici et faites venir le commandant avec son équipe...! ».

L’inspectrice s’est faufilée par le passage, un policier à sa suite. L’étroit couloir, bas de plafond, mais assez haut pour qu’on puisse y tenir debout, était faiblement éclairé. Tout au fond, un éclat de lumière émis à travers le vitrage d’une porte projetait ses rayons jusqu’à eux. La jeune femme s’est avancée, arme au poing, jusqu’à la porte. Le policier s’est posté face à elle, prêt à intervenir. Elle a alors jeté un coup d’œil par le vitrage luminescent. La lumière puissante l’a aveuglée un court instant, puis elle a discerné les rangées de pieds de cannabis qui s’alignaient sous les rampes d’éclairage. Personne en vue.

Un simple loquet d’acier enfoncé dans un cran bloquait la porte. L’inspectrice l’a dégagé, puis a tourné la poignée. Sans résultat. Le policier a été très heureux de pouvoir lui être utile. Engoncé dans sa carapace sur-dimensionnée il a fait signe à l’inspectrice de reculer, a pointé le canon de son fusil contre la serrure, puis a tiré. Un coup sec a résonné et la porte s’est ouverte d’elle-même.

- « Mr Hiro…! ».

Toujours pas de réponse. L’inspectrice s’était dit depuis le début qu’elle risquait d’être menée en bateau par le chef yakusa. Elle avait tant de fois imaginé la mort et la disparition totale du vieux Hiro, qu’elle espérait sans espérer. Elle a appelé une nouvelle fois en s’avançant lentement au milieu des rangées de ganja.

- « Mr Hiro…! Mr Hiro…! ».

- « Là…! Regardez ! » s’est exclamé le policier.

L’inspectrice s’est retourné et l’a vu. Enfin…! Le vieux Hiro était là. Enfin… si c’était bien lui. Car elle ne distinguait du vieux biochimiste qu’un corps recroquevillé sous une couverture douteuse, et qui paraissait sans vie. Il semblait dormir, ou peut-être était-il évanoui. La jeune femme a prié pour qu’il ne soit pas mort. Elle a tenté de le réveiller et a crié plusieurs fois son nom. Le vieil homme n’a pas bronché.

Lentement, le policier s’est approché du corps allongé sur le sol, sur un tapis de sacs de jute empilés, et du bout de son arme, a soulevé un coin de la couverture. La lumière éclatante a fini par réveiller l’otage endormi. Ou plus précisément, évanoui et drogué à mort, au vu des vomissures qui maculaient la veste du pauvre vieux et les restes de nourriture à moitié entamée qui trainaient dans une assiette posée près de lui.

Le vieux Hiro a eu un peu de mal à émerger de son coma, mais il a finalement compris que l’on venait pour le libérer, et non pas pour le trucider. L’uniforme du policier l’a vite rassuré sur les intentions des individus qu’il distinguait encore mal au travers de sa vision trouble et faussée. La drogue qu’il avait avalée agissait toujours. Ses premières paroles n’ont été qu’un charabia de syllabes cotonneuses collées entre elles par l’épaisse salive qui lui soudait la langue au palais. Il s’y est repris à plusieurs fois avant de se faire comprendre.

- « Et Kato…! Où il est, Kato…? Et le spermut…?! Ils vont les tuer…! ».

L’inspectrice a tenté de le rassurer.

- « Ne vous inquiétez pas…! Personne ne leur veut de mal. On les retrouvera bientôt. Tout va bien, maintenant…! On va prendre soin de vous et vous protéger. Ne vous inquiétez plus…! On parlera de ça, plus tard ! ».

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Le facteur se tenait dans l’encadrement de la porte, un large sourire aux lèvres. Notre hôte l’a salué et a pris le journal que le fonctionnaire lui tendait. Puis il s’est excusé pour son empressement, avant de lui fermer la porte au nez.

- « Excuse-moi…! Mais j’ai une fuite à réparer, là, avant que ma femme pique une crise. On se prendra un p’tit verre en plus la semaine prochaine pour rattraper l’coup…! Allez, merci…! Bonne fin de tournée ! ».

Notre hôte est revenu au salon en brandissant le journal et en parlant à haute voix :

- « Voilà les infox de la semaine…! ».

Otsu est sortie des toilettes sans attendre et est allée me remettre dans mon aquarium. Cela arrivait régulièrement, à chaque passage du facteur ou d’un livreur quelconque, ou encore lors d’une visite inopinée, qu’elle soit forcée d’aller se réfugier aux toilettes avec moi. Au cas où…!

J’en revenais toujours frustré. Privé de cette douce chaleur à laquelle j’avais goûtée et qui me manquait, dorénavant, au plus haut point. Et je regagnais mes pénates avec le désir à fleur de peau, rongé par l’envie et par le vain espoir de retrouver l’accueillant vagin de ma chère Otsu. Une fois de plus, j’étais déçu.

J’ai donc refusé de reprendre le tournage. Sous un autre prétexte, bien entendu, mais Otsu n’était pas dupe. Elle s’est vexée et n’a pas même tenté de me faire la leçon. Elle a quitté la pièce sans un mot, en laissant le matériel vidéo au milieu du salon. Notre brouille aurait pu durer toute la journée si une occasion de l’oublier ne s’était, alors, aussitôt présentée.

- « Mince, alors…! Écoutez ça ! » s’est soudainement exclamé Kato. Il a reposé le journal grand ouvert sur la table basse du salon et nous en a fait la lecture.

- « …Mr Hiro a été libéré de ses ravisseurs par les services spéciaux de l’Antigang, lors d’un assaut parfaitement orchestré et mené de main de maitre par la ravissante inspectrice, Mademoiselle Inirugi. Précédemment cité dans une affaire de stupéfiant, Mr Hiro, biochimiste de son état, a été remis à la police pour un interrogatoire. Aucune charge n’a été retenue contre lui et il devrait bénéficier d’une protection policière, ainsi que de l’anonymat, en tant que témoin…! Etcétéra, etcétéra…! Rien sur le spermut, évidemment…! ».

- « Ben, oui…! Sinon, ça aurait fait la première page...! » lui ai-je rétorqué.

Ça a fait rire Otsu. Elle était revenue pour écouter les nouvelles concernant le vieux Hiro et se tenait au seuil de la porte. Elle en a profité pour reprendre la main.

- « Il a raison, après tout…! Ce qu’il lui faut c’est une première page. Et ce n’est pas avec un site sorti de nulle part que l’on y arrivera. Il faut trouver un truc original, quelque chose d’exceptionnel, pour le mettre en scène…! Et puis, il nous faut de vraies infos de terrains, de vrais experts, des témoignages. Des choses que tu es censé dégotter au lieu de continuer à faire des plans sur la comète…! À hésiter ! ».

- « Comment ça, à hésiter…?! Tu veux y aller à ma place, peut-être, dans la zone interdite. Ça se prépare, ces choses là…! Et pour ce qui est de l’expert, mon vieil ami, Hiro, fera l’affaire. Il suffit de le retrouver…! En balançant une annonce incognito, par exemple…! ».

- « Sauf qu’on est pas dans un film…! T’auras l’air malin avec tes échantillons, si tant est que tu arrives à les récupérer, et ton expert suspecté de trafic de drogue. Sans parler de tes témoins que personne ne connait ! ».

Kato n’a pas su répondre. C’était vrai…! Il manquait d’arguments. D’arguments de poids. De témoins connus et reconnus. De personnalités de prestige qui confirmeraient ses dires et soutiendraient son action.

Leur conversation m’a donné une petite idée, contenue dans la réponse d’Otsu, que je leur ai immédiatement exposée.

- « Le prestige, ça se fabrique…! Le premier imbécile venu peut devenir président. Enfin… si j’en crois vos propres paroles…! Vous me suivez…?! Je continue ! En termes de prestige, on peut affirmer qu’un parrain de la mafia est presque aussi populaire qu’un président, voire plus dans certains cas. Notre vieil ami, Mr Hiro, que je serais très heureux de revoir, d’ailleurs, a eu sa part de gloire avec cet article. Il peut prétendre à une part de prestige si on l’aide un peu. Il faut lui créer un personnage qui me rendra crédible…! Qu’est-ce que vous dites d’un repenti ? ».

Notre hôte, Kato et Otsu se sont regardés tous les trois d’un air un peu éberlué. Il ne s’attendait pas à un tel raisonnement de ma part et en on été fortement surpris. Un long silence de réflexion s’est instauré autour de la table. Après quelques secondes de réflexion, notre hôte a déclaré :

- « Bon, ben moi… j’y vais. J’dois aider Anémi à rentrer les animaux. À tout à l’heure…! ». Puis il a ajouté avant de partir : « Si vous voulez mon avis… c’est p’têt pas une mauvaise idée, le repenti…! En tout cas, moi, j’aime bien ! ».

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Chapitre n°16

La trahison

Le vieux biochimiste se balançait doucement sur son rocking-chair en osier, les yeux mi-clos et le nez levé en l’air. Le pâle éclat d’un soleil chemtraillisé lui éclairait le visage et il en absorbait le moindre rayon venant caresser sa peau blanchâtre avec une relative délectation. Un coup le profil droit, un coup le profil gauche.

L’inspectrice est apparue dans le cadre de la baie vitrée et a rejoint le vieil homme sur le balcon. Elle tenait une couverture, trouvée sur le canapé du salon, et lui a impérieusement recouvert les jambes, avec. Le vieux s’est immédiatement rebellé.

- « C’est très gentil de votre part inspectrice, mais je ne suis pas encore moribond. Mettez-la plutôt dans mon dos, sur le dossier de la chaise. Je veux profiter du peu de soleil qu’ils nous laissent, cette bande de sagouins…! ».

L’inspectrice s’est exécutée, puis elle est allée leur verser une tasse de thé au jasmin. La théière fumait sur la table. Elle s’est ensuite assise et a bu à petites gorgées, en tentant, elle aussi, de soutirer quelques rayons au soleil, au travers de l’imposant voile de nuages qui se déployait face à eux comme l’éventail d’une geisha.

L’inspectrice était passée voir le vieux à titre personnel. Ou presque. Elle le faisait, certes, en dehors de ses heures de travail, mais pour le compte exclusif du lobby nucléaire. Elle n’avait, cependant, aucunement le sentiment de trahir qui que ce soit, dans cette affaire. Ni le vieil homme… qu’elle respectait. Ni même sa propre hiérarchie, dont elle connaissait les combines. Elle voulait simplement profiter de tous, sans léser quiconque.

- « Vous savez Mr Hiro… Heu, je veux dire Mr Katomi… Vous devez comprendre que c’est dans son intérêt. Je suis comme vous. Je ne veux pas le retrouver en petit morceaux. Il sera en sécurité avec moi et il pourra bénéficier du même traitement de faveur que vous. Anonymat total, nouveau départ…! En échange de son silence, bien sûr. Une sorte de contrat de confiance. D’accord de confidentialité…! C’est ce qu’il peut espérer de mieux, maintenant. Les enjeux sont plus importants que vous ne le pensez. Ils iront jusqu’au bout et ne s’embarrasseront pas de témoins gênants…! ».

- « Et bien, moi, je le crois plus en sécurité que vous ne le croyez…! Il vous faudrait toute la police nippone pour le retrouver. Ce ne sont pas quelques enquêteurs privés qui vont découvrir sa planque ! ».

- « Je l’espère…! Mais pour contrer une telle éventualité, il vaut peut-être mieux que je m’en occupe. Il vous suffit de tenter de le contacter. Peut-être est-il en train de le faire, lui-même, pour essayer de vous retrouver. C’est le seul moyen que nous ayons si on veut le protéger…! ».

- « Qui me dit que vous n’allez pas vendre la mèche dès que vous saurez où il se trouve…?! Ce n’est sûrement pas la protection du spermut qui vous intéresse, dans cette histoire. Peut-être que vous n’y croyez même pas, d’ailleurs ! ».

- « Détrompez-vous…! J’ai retrouvé l’échantillon que vous avez oublié dans le congélateur de votre ancien labo et il a été analysé par des gens compétents que j’ai tendance à croire. Je pense que le spermut existe réellement et je sais qu’il représente un risque pour le lobby nucléaire que vous combattez. Mais ne pensez pas que je sois de leur côté. Je veux juste tenter de sauver une vie…! Comme j’ai sauvé la vôtre ! ».

Là, elle avait fait mouche. L’argument était de poids. Le vieux biochimiste avait été infiniment reconnaissant de son intervention et sentait qu’il avait une dette envers elle. Il a cessé de s’en méfier.

- « Je ne peux me résoudre à perdre le spermut…! C’est un atout majeur dans notre lutte et je veux la garantie qu’il nous reviendra à nous, militants anti-nucléaire. Vous devez comprendre que de telles mutations ne peuvent être dissimulées au grand public. Le peuple doit savoir ce qui l’attend si nous continuons ainsi à jouer aux apprentis sorciers durant les siècles à venir avec ces énergies incontrôlables…! Il faut en sortir au plus tôt. On ne peut se contenter d’une promesse de démantèlement à long terme. Et d’ailleurs, il n’est pas dit qu’ils en aient réellement l’intention…! Nous voulons frapper fort, et une bonne fois pour toutes. Le spermut peut nous y aider. Vous pouvez nous y aider…! ».

- « Je ne le pourrai qu’en intervenant. Et le plus tôt sera le mieux… ! Car, je vous le répète : ils finiront par le trouver, et cette fois, je ne serai pas là pour vous tirer d’affaire… ! ».

- « Je comprends… ! Mais il me faut l’assurance que votre intervention se fera dans la transparence, et que tous les scientifiques de confiance nommés sur la liste, ainsi que les médias, seront présents pour témoigner de l’existence du spermut… ! Il me faudra aussi avoir la preuve de votre bonne volonté ; et là, une simple confirmation de mes amis scientifiques n’y suffira pas. Je veux des garanties solides avant d’accepter… ! ».

- « Je ferai en sorte de vous les apporter… ! Mais rappelez-vous qu’une affaire de stupéfiants vous pend au-dessus de la tête. Ma hiérarchie la remettra très vite sur le tapis si vous refusez de collaborer. Je ne veux pas en arriver là. Faites preuve de bonne volonté Mr Hi… heu… Katomi. Retrouvez votre ami et le spermut, et on verra ensuite ce que je peux faire de mon côté…! ».

Elle ne lui laissait avec cette dernière suggestion qu’un mince espoir, mais un espoir tout de même. La finalité de l’affaire lui importait peu en définitive, si tant est qu’elle puisse finir son travail et prouver son dévouement. Le vieil homme est resté silencieux durant un bon moment avant de se décider.

- « J’ai ma petite idée pour contacter Kato. Ça risque de prendre un peu de temps, mais je devrais pouvoir y arriver. Je verrai avec lui si il veut bien négocier un arrangement et je vous en ferai part…! Bien sûr, je ne vous garantie pas que vous retrouverez le spermut, mais vous le trouverez lui, s’il accepte l’accord. Il n’a, de toute façon, rien à se reprocher…! ».

- « Ce n’est pas à moi de convaincre votre ami… ! C’est à vous de le faire et de le persuader de rendre le spermut à qui de droit… ! Et vous devez savoir que vous ne pourrez pas le garder. J’inviterai vos amis scientifiques et les journalistes à le voir et à l’étudier, mais ensuite, il deviendra propriété de l’état ! ».

- « Dites plutôt qu’il retournera d’où il vient…! Le néant ! L’état occultera son existence. Il attaquera les scientifiques et les journalistes qui voudront en parler…! Il serait bien inutile, alors, de divulguer son existence. Il faudrait pouvoir l’exposer aux yeux du grand public. Au Musée des Sciences, par exemple ! ».

- « Ah, ah, ah… ! Ne me demandez pas d’aller jusqu’à corrompre un fonctionnaire de l’état. Ne rêvez pas…! Il lui faudrait, d’ailleurs, à lui aussi, l’aval de l’état…! Vous pourrez plus sûrement compter sur ce dernier, je veux dire l’état, si vous réussissez à le prendre en défaut. Et pour cela vous n’avez que le spermut…! Il vous faut, avant tout, le livrer si vous voulez prouver son existence. Et vite… ! Vos ennemis n’attendront pas que Kato fasse appel à la concurrence pour financer les expertises et pour obtenir des soutiens. Ils agiront …! ».

- « C’est ce qu’il doit tenter de faire depuis le début… trouver des soutiens chez la concurrence. C’est la seule option…! Mais à mon avis, il aura du mal à convaincre quiconque de l’existence du spermut… sans avoir à le montrer. Et il est trop prudent pour l’avoir déjà fait. D’autant plus avec cette histoire de labo pseudo-indépendant… ! C’est sûr, il doit se sentir un peu seul, aujourd’hui, face au tout-puissant lobby nucléaire. Mais ne rêvez pas…! Il ne leur livrera pas le spermut sur un plateau ! ».

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Chapitre n°12

La traque

L’inspectrice tentait de convaincre Kenji. Elle n’avait absolument rien à reprocher au jeune homme, si ce n’est sa complicité avec Kato. Et encore…! Car elle ne pouvait entendre Kato, dans cette affaire, qu’en qualité de témoin. Elle cherchait donc à le prendre par les sentiments.

- « Écoutez, Mr Omori…! Vous savez que votre ami Kato et votre compagne sont en grand danger. Ces yakusa sont déterminés. Quelle que soit la nature de la chose que votre ami détient, et je veux bien croire à l’existence de ce spermut, il vaut mieux qu’il s’en débarrasse et nous l’apporte au plus vite. Il n’aurait plus à craindre ni les yakusa, ni la police…! Nous le cherchons en tant que témoin d’un enlèvement et je suis persuadée qu’il n’a rien à voir avec le laboratoire clandestin que nous avons découvert. Il ne risque rien à venir m’expliquer tout ça de vive voix…! Et si cette affaire de mutation est bien réelle, il pourra compter sur moi pour diligenter une enquête. Vous devez essayer de le raisonner…! ».

- « Je ne pense pas pouvoir faire grand-chose. S’il avait eu confiance dans la police, il aurait accepté son aide, mais ce n’est pas le cas. Et ce n’est pas moi qui peux le faire changer d’avis…! ».

- « Vous pouvez tout de même essayer. Je ne voudrais pas avoir à interpréter sa défection comme un délit de fuite et encore moins à devoir engager une surveillance, vous comprenez…! Et n’oubliez pas que votre compagne aussi prend des risques…! ».

- « Je vous promets de lui faire part de votre demande, mais pas de vous le ramener. Et ne me demandez pas de le piéger, je refuserai ! ».

- « Cela n’est pas nécessaire. Je pense que votre ami aura la présence d’esprit de venir me voir pour régler cette histoire. Ce spermut nous intrigue…! Je ne vous cache pas que nous croyons qu’il peut s’agir d’un trafic de stupéfiant. Il serait préférable que votre ami puisse nous prouver le contraire en nous montrant cette chose en chair et en os, n’est-ce pas…?! ».

L’inspectrice a posé les coudes sur son bureau et a fixé Kenji d’un regard pénétrant.

- « J’essaierai de le convaincre…! » a répondu ce dernier.

- « Très bien…! Je vous en remercie et j’attends de vos nouvelles ou des siennes au plus tôt, je l’espère…! Je vous raccompagne ! » a conclu l’inspectrice.

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Le p-d-g de Depko et son secrétaire particulier étaient tous deux assis dans le fond d’une modeste limousine. Des feuillets imprimés étaient posés sur une tablette de cerisier vernis, face à eux. Un chauffeur les conduisait au bureau. Une vitre de séparation interdisait à ce dernier d’entendre leur conversation. Le secrétaire particulier prenait visiblement plaisir à informer son patron et à lui expliquer quelques subtilités. Il a pris un paquet de feuillet sur la tablette de cerisier et lui a donné le premier de la pile.

- « Voilà les premiers actes de ventes. Tous paraphés par des particuliers et des sociétés immobilières écrans, implantés dans des paradis fiscaux. L’argent des bénéfices transitera ensuite via de multiples sociétés de service, alimentant des comptes différents et indépendants qui, eux, alimenteront un seul et unique compte dont vous êtes d’ores et déjà le propriétaire invisible. Vous aurez une carte de retrait et des justificatifs officiels, comme une carte d’identité par exemple, édités sous un faux nom. Il sera possible, ensuite, de blanchir une partie de cet argent à l’aide de documents administratifs officiels, si vous le désirez…! Vous avez environ trois pour cent du lot, et d'après les premiers chiffres, en comptabilisant la réticence des propriétaires et leur sens des affaires, votre budget suffira à peine à en acquérir la moitié...!

- « Il va nous falloir de nouvelles subventions ! » a ironisé le p-d-g.

- « Cela va sans dire…! Il nous faudrait le double pour le lot entier ! a répondu le secrétaire en affichant un large sourire.

- « Continuez de délimiter le lot, un maximum…! Forcez-leur un peu la main. Moi, de mon côté, je m’occupe à motiver leur esprit…! A ce propos…! Je crois que je vais reprendre l’idée des mutations génétiques. C’est un peu tôt pour l’instant, mais dès l’année prochaine, nous pourrons sortir quelques résultats des plus alarmants…! Laissons faire les choses pour le moment, les manifs et les rumeurs suffisent bien...! Au fait, dites-moi ! Avez-vous trouvé la taupe…? ».

- « Ah, oui…! Bien sûr ! Vous allez être surpris. Ce n’est pas un proche collaborateur, mais le fils de l’un d’eux. Le garçon a volé le répertoire sur son portable. On ne peut pas à proprement parler de faute professionnelle, dans ce cas là, mais je crois qu’un rappel des règles est nécessaire. Son fils semble lié à des yakusa, ce n’est pas rien…! En parlant de yakusa... notre, maitre-chanteur, lui, ne nous a pas recontactés, mais par contre, et j’ose à peine vous le dire, notre « agent de presse » a confirmé l’existence d’un spermatozoïde humain mutant et géant… ».

Le p-d-g s’est marré. Son secrétaire s’est lui aussi fendu de quelques rires par contagion, puis a repris :

- « Et il dit l’avoir vu de ses propres yeux, lors d'analyses faites en laboratoire…! Cette fois, je suis bien certain qu’on cherche à nous piéger ! Ça m’étonne de sa part qu’il puisse être mêlé à un canular aussi ridicule. À moins qu’il y ait cru…! C’est plus que probable ! ».

Le p-d-g est intervenu.

- « Quoiqu’il en soit, le message est clair, et parle de mutation à long terme qui affecte les ouvriers. C’est sur ce terrain qu’ils veulent nous faire aller, je pense. Mais ils n’y arriveront pas…! Tentez tout de même d’en savoir plus auprès de cet agent de presse. Envoyez un enquêteur discret, que l’on sache de quoi il retourne ! ».

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Otsu et Kato avaient passé la nuit à l’hôtel. Une fois libéré, Kenji leur avait téléphoné d’une cabine pour les prévenir et pour prendre des nouvelles. Il leur avait raconté son entrevue avec l’inspectrice… ses exigences et ses menaces. Kato ne s’en était pas laissé conter. La confiance qu’il portait à la police était déjà quasi inexistante, mais avec ce qu’il venait de se passer au sein du laboratoire soi-disant indépendant, il était clair pour lui, que plus personne, à part Kenji et Otsu, évidemment, n’en était digne. Ensemble, ils avaient décidés de ne pas se revoir jusqu’au dénouement de l’affaire. Malheureusement pour Kenji, qui malgré l’enjeu, en a été tout contrit, presque jaloux, Otsu est resté avec Kato pour l’aider dans ses démarches. Elle avait quatre années de droit derrière elle et était la plus compétente pour cela.

Otsu se tenait debout devant l’aquarium, lui-même posé sur la commode de sa chambre. Elle était en train de me donner à manger et me jetait les restes du plat de la veille à la petite cuillère. Elle me parlait, aussi. Et d’ailleurs, je veux la remercier pour cela, car j’ai appris beaucoup avec elle.

- « Tu pourras pas dire qu’on t’a pas gâté. Du porc aux nouilles au petit déjeuner…! ».

Les restes de la veille n'étaient jamais perdus avec moi. Elle croquait de gros bouts de viande pour en faire des petits morceaux qu’elle me lançait au fur et à mesure.

- « Hum…! Tu te rends compte ! On ne peut plus faire confiance en personne…! Et à cause de toi, je suis comme une fugitive. Je ne peux plus voir Kenji, ni ma famille, ni mes amies…! On doit trouver une solution ! ».

J’ai répondu la bouche pleine.

- « Ch’est toi qui l’a voulu…! ».

- « Je ne pouvais pas laisser Kato, seul dans cette mouise…! ».

- « P’têt que tu m’aimes bien, aussi…?! ».

- « Je ne t’oublie pas, mon petit têtard…! ».

- « Ne m’appelle pas comme ça. J’ai un nom…! ».

- « Excuse-moi…! Bon, qu’est-ce qu’il fout Kato, ça fait plus d’un quart d’heure qu’il est parti ! ».

- « Quatorze minutes et treize secondes, pour être exact…! Il ne va pas tarder ! ».

Dix secondes plus tard, Kato a fait son entrée dans la chambre, un paquet de course dans chaque main.

- « J’ai pris de quoi tenir une bonne semaine. De la bière pour Spermut…! Je dois encore passer voir mon pote l’Anguille pour les portables. Tu t’occupes de louer la voiture et on s’en va sitôt que j’arrive. C’est un peu roots, là où on va, mais je suis sûr que ça va te plaire. Ils ont su allier traditions et modernité…! ».

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Et effectivement…! Otsu a été très étonnée et un peu effrayée de se retrouver perdue en pleine campagne, à seulement trois kilomètres d’une centrale nucléaire. Elle a pris la sortie que Kato lui indiquait et s’est enfoncée sur les petites routes communales. Elle s’est permise une petite remarque.

- « Je comprends, maintenant, pourquoi ils militent, tes amis. Ça a dû leur faire un choc de voir la centrale se construire au milieu de leurs champs…! ».

- « Détrompe-toi…! C’est un ancien village de pêcheurs abandonné. Ce sont tous des squatteurs. On a cru pendant trente ans que la côte était radioactive, mais ils ont fait des relevés et tout est clean. Les terres aussi sont propres. Les vents et les courants sont avec eux. De ce côté-ci, l’été, c’est une vraie station balnéaire clandestine. Tant que la centrale ne déconne pas, y’a rien à craindre…! ».

- « C’est franchement bizarre que des militants anti-nucléaire décident de s’installer près d’une centrale…! ».

- « C’est justement là qu’on en trouve le plus. Les citadins en ont rien à foutre, eux, des retombées, du moment que leurs enseignes s’allument et qu’ils peuvent regarder leur télé. En fait, ce que font les militants, ici, c’est un travail de rappel, de surveillance, pour rappeler aux pontes du nucléaire que nous existons. C’est la prochaine à gauche…! ».

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Intrigué par l’ahurissante demande de rançon des yakusa et les infos du journaliste me concernant, le p-d-g de Depko avait fait appel aux services d’un détective privé. Au bout d’une semaine de recherches infructueuses dans les milieux interlopes de la ville et de sa banlieue, ce dernier avait finalement décidé de s’adresser directement à la personne la mieux informée.

- « Bonjour, Madame l’Inspectrice…! Très honoré ! Je me permets de vous appeler à propos de l’enlèvement d’un vieil ami à moi. Un certain Mr Hiro. J’en ai eu vent par un journaliste et j’ai pensé pouvoir vous aider. Je l’ai bien connu. En tant que militant anti-nucléaire, rien de plus, mais il m’a parlé une fois de son laboratoire clandestin. Il disait vouloir s’en servir pour faire des analyses indépendantes. Si vous pensez avoir besoin de mon aide, je suis disponible…! ».

- « Qui est à l’appareil…? » a répondu l’inspectrice d’un ton glacial.

- « Oh, excusez-moi…! Je ne me suis pas présenté parce que je préfère rester anonyme pour le moment. Je ne suis qu’un petit retraité bien tranquille, qui n’a le tort que de militer contre le lobby nucléaire. C’est ce qui me définit le mieux. Vous avez mon numéro, je reste disponible… ».

- « Attendez…! Vous dites que le professeur Hiro vous a parlé d’analyses faites dans son laboratoire. Des analyses de quelle nature…? ».

- « De nature anti-nucléaire d’après moi, mais je peux me tromper…! ».

- « Il vous a parlé de quelque chose en particulier…? D’analyses en cours…? ».

- « Non…! Mais à mon avis, et d’après ses connaissances, il devait avoir l’intention d’analyser le vivant… à la recherche de mutations dues à la radio-activité…! C’était son crédo ! ».

- « Ah, oui…?! Peut-être ! ».

L’inspectrice n’était pas dupe. Son interlocuteur semblait, comme le chef des yakusa et pour la même raison, vouloir entrer en contact avec elle. Mais qui était-il ? Savait-il quelque chose sur le spermut ? Était-il, lui aussi, à sa recherche ? Et si oui, quel avantage pouvait-elle en tirer ?

- « Dites-moi…! Avez-vous entendu parler d’une éventuelle mutation apparue récemment sur des animaux ou des humains…? ».

Le détective privé dépêché par Depko a retenu son souffle et a hésité une seconde avant de répondre.

- « Oui, effectivement…! Nous pourrions en discuter si vous voulez ! ».

- « Je comptais vous y inviter, mais je suppose que vous ou votre commanditaire voulez garder l’anonymat, n’est-ce pas…! Un rendez-vous en privé vous conviendrait donc. Êtes-vous libre cet après-midi ? ».

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Chapitre n°13

Séjour à la ferme

Otsu, Kato et leurs deux hôtes étaient assis autour d’une vieille table en bois massif, sous la tonnelle en fleurs. Les rayons du soleil passaient au travers des ramures et des premières pousses, baignant l’atmosphère, les visages et les choses d’une vive et chaude clarté. Sur l’horizon, partiellement dissimulées par des haies de taillis et des vergers en pleine floraison, se dressaient les hautes tours de refroidissement de la centrale qui alimentait la région.

Moi, j’étais dans mon aquarium, posé au milieu de la table, et j’assistais à la discussion en aspirant ma bière à la paille et en quémandant quelques friandises restées au fond des plats. En fin de repas, la conversation allait bon train. Ils parlaient de moi, bien sûr…!

- « Qui va croire à l’existence d’un truc pareil…? Même avec les analyses tu ne convaincras personne. Elles passeront pour fausses. Il faudrait faire venir des scientifiques et des journalistes indépendants pour leur montrer ! T’en connais quelques-uns, non…?! ».

C’était le maitre de maison qui parlait en s’adressant à Kato. Ce dernier a rétorqué :

- « Plus maintenant…! ».

Otsu a ajouté :

- « De toutes façons, ce serait trop dangereux de faire venir ces gens pour leur présenter le spermut…! Et d’ailleurs, pourraient-ils seulement en révéler l’existence…? Ils iraient plus sûrement prévenir la police ou les services de l’état…! Le mieux d’après moi, c’est d’informer avant tout les militants. On peut commencer par ceux que l’on connait et en qui on a toute confiance. Ils seront nos témoins…! ».

- « Témoins officieux et en rien, officiels…! » en a conclu Kato.

La maitresse de maison a fini par lâcher son idée.

- « Et si vous faisiez un site internet…! Vous auriez un public…! ».

- « Un public d’illuminés qui va nous faire passer pour des cons. Non, merci…! ».

- « Et pourquoi pas…?! T’as des millions d’illuminés qui croient aux extra-terrestres, tu peux en avoir des millions qui croiront au spermut. Et c’est le principal… ! Que la vérité soit entendue. Qu’est-ce que ça change que tu ais affaire à des illuminés plutôt qu’à des sceptiques; c’est même peut-être, mieux ! ».

- « Justement, non…! Et pourquoi ? Parce qu’ils sont moins nombreux que les sceptiques…! Et parce que, lui, le Spermut, il existe réellement !».

- « Oui, c'est vrai…! Mais les illuminés sont sûrement plus engagés. Et donc, ça revient au même ! ».

Nos deux hôtes rivalisaient de justesse de raisonnement. Ils auraient pu aller loin, ainsi, et ne jamais se décider. Pourtant le constat était simple : absence totale de confiance dans les médias officiels et les services de contrôle indépendants. Il ne restait plus que le public d’internet qui, lui, était prêt à entendre toutes les vérités possibles et imaginables diffusées sur la toile. C’est moi qui ai mis tout le monde d’accord.

- « Et bien, moi, j’en ai marre de cet aquarium. Je veux aller dans la télé...! ».

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Madame l'inspectrice agissait là en toute indépendance et dans le plus grand secret, en dehors de ses heures de bureaux. Rendez-vous avait été fixé dans un parc. Les employés de bureau en sortaient à l’instant, profitant de leurs dernières minutes de liberté en fumant une cigarette et en blaguant entre eux. Des jeunes samouraïs du hip-hop posés sur un coin de bitume, égayaient l’atmosphère avec des steps à tomber à la renverse. L’inspectrice, un peu en retrait, attendait sur un banc, une rose à la main, en observant les jeunes danseurs. Le détective est arrivé par surprise.

- « Bonjour, Madame l’Inspectrice…! ».

- « Bonjour… ! Monsieur…? ».

- « Mr Tout-le-monde…! ».

Le détective s’est assis auprès de l’inspectrice. Cette dernière a jeté la rose qu’elle tenait en main, dans la poubelle, pour éviter de se sentir ridicule.

- « Eh bien, Mr Tout-le-monde… en quoi pouvez-vous m’aidez ? ».

- « En rien…! C’est moi qui ai besoin de votre aide...! ».

- « Rien que ça…! Je dois savoir à qui j’apporte mon aide, alors…! ».

- « À quoi bon…! Je pourrais vous mentir ! ».

- « Je pourrais le deviner…! ».

- « Oh, mais je vous crois assez intelligente pour cela et je ne vais donc pas vous le cacher plus longtemps…! Je travaille pour Depko ! ».

- « Ah…! Je vois ! Vous vous intéressez au Spermut...! ».

- « Très exactement…! L’avez-vous retrouvé…? ».

- « Retrouver un canular…! Vous vous fichez de moi...! ».

- « J’aimerais que cela soit le cas, mais j’ai tendance à y croire. J’ai eu un autre son de cloche par une personne qui l’a vu de ses propres yeux et dont j’estime qu’elle dit la vérité !

- « Vous l’auriez vu par vous-même, je ne vous croirais toujours pas…! Moi aussi, je dois le voir pour le croire ! ».

- « Je peux vous montrer des photos et une vidéo que j’ai récupérées par cet ami. Je sais que celles-ci ne peuvent faire office de preuves formelles, mais visionnez-les, au moins…! Tenez ! ».

Le détective a mis son portable sous le nez de l’inspectrice. Les photos et la vidéo provenaient pour une partie des yakusa, et pour l’autre du journaliste. Elles étaient franchement réalistes. Après avoir passé tous les documents en revue, l’inspectrice s’est mise à douter.

- « Écoutez…! S’il existe et s’il a survécu aussi longtemps, ce spermut peut se trouver n’importe où dans le monde. On ne le retrouvera certainement pas. À moins d’avoir des tuyaux que je n’ai pas…! Si votre ami l’a vu, il doit connaitre celui qui le détient et peut-être sait-il où il se cache…! ».

- « S’il l’avait su et me l’avait dit, je ne serais pas là…! ».

- « Et vous êtes là, mais vous êtes venu pour rien…! À moins que vous me parliez un peu de ce spermut… ! Ce n’est peut-être pas un canular, après tout…! En quoi vous intéresse t-il…? ».

- « Vous le savez très bien…! Nous voulons nous prévenir des scandales liés aux mutations. Nous savons qu’il y en aura dans l’avenir, mais celle-ci est d’une nature si particulière qu’il serait bon de l’analyser avant d’en déduire quoique ce soit… d’aussi aberrant qu’un spermut ! ».

- « Si je comprends bien, vous voulez qu’il disparaisse de la circulation…! ».

- « Surtout pas…! On ne peut manquer d’étudier un tel phénomène. Nous voulons le récupérer en bon état...! ».

- « Et vous comptez sur moi pour vous aider…! ».

- « Sans vouloir vous forcer la main…! Une information, une adresse, suffira ! ».

- « C’est déjà trop…! Et évidemment, en échange, vous me soudoyez…! Malheureusement pour vous, j’ai un bon métier, que j’aime, et je n’ai nullement besoin d’argent ! ». Elle a laissé passer un silence, puis a ajouté : « Il ne peut être, d’ailleurs, question d’argent ! ».

Pure suggestion ! Le détective n’a pas compris tout de suite. Il a pensé un moment avoir à faire à une incorruptible.

- « Je vois…! » a-t-il dit. Mais il voyait sans voir.

L’inspectrice a fini par lui tendre la perche.

- « Un simple échantillon devrait vous suffire à faire vos analyses, je suppose…! ».

- « D’un point de vue scientifique, certes…! Mais d’un point de vue… disons, socio-économique… la garantie du secret est préférable. Si vous retrouvez le spermut, laissez-le nous…! Tout entier ! ».

- « Vous me proposez des méthodes de gangster…! Fiez-vous plutôt à notre ministère de l’intérieur et à nos services secrets pour en effacer toutes traces. Ce que je peux vous proposer, c’est un échantillon…! ».

- « Vu comme cela…! Nous avons-nous-même une grande confiance en l’état dans ce genre de cas particuliers. Un échantillon serait alors bien inutile ! ».

L’inspectrice a attaqué.

- « Par pour un maitre-chanteur…! Ou plus précisément… une maitre-chanteuse ! ».

Le détective en est resté coi. Il a réagi après un long silence.

- « Vous pouvez être plus claire…?! ».

- « Je l’ai été bien assez…! Voyez-vous, l’argent ne m’est pas très utile, mais j’ai le défaut d’ambitionner quelque belle carrière à un poste haut placé ! ».

La réponse de l’inspectrice a fait rire le détective et a définitivement brisé la glace.

- « Ah, ah, ah, ah…! Évidemment, nous ne sommes pas contre un échange de bons procédés. Mais pour avoir un échantillon, il vous faut le spermut ! ».

- « Bien sûr, oui…! À un moment donné ! ».

- « Vous êtes bien mystérieuse, Madame l’Inspectrice…! Vous voulez dire que vous avez un échantillon, mais pas le spermut…? ».

- « Il n’a subi aucune analyse pour le moment, je ne peux donc affirmer qu’il provient du spermut, mais effectivement, je suis en possession d’un échantillon…! C’est un unique échantillon…! Je peux, bien sûr, vous en céder une infime partie pour vos analyses. Ça vous intéresse…? ».

- « Vous allez peut-être un peu trop loin, Madame l’Inspectrice. Votre carrière pourrait tout aussi bien s’arrêter là…! Pour nous, cet échantillon n’a pas tant de valeur que ça. Et nous avons des stratégies infaillibles pour nous protéger d’une divulgation inopportune ! ».

- « Vous oubliez que je suis flic, et ma parole a plus de valeur que celle de tous les militants anti-nucléaire réunis…! D’autant plus que je suis au cœur de l’affaire. Chaque rétrogradation que l’on voudrait m’affliger rendrait ma parole plus crédible encore, vous devriez le savoir…! Vous n’avez qu’une option : analyser ce que je vous donne. Et pour acheter mon silence, votre patron fera jouer ses relations du côté de ma préfecture…! Si un miracle se produit, je saurai que c’est lui ! ».

- « Vous ne perdez pas le nord…! Mais puisque vous avez l’intention de rester du bon côté, la direction de Depko devrait pouvoir soutenir votre carrière comme vous le méritez. Je crois aussi qu’elle serait heureuse de pouvoir analyser votre échantillon. Il faut savoir ce qu’il en est réellement…! ».

- « Je vous en ferai parvenir une partie à l’adresse que vous désirez. Dans un colis réfrigéré. Un coursier se chargera de vous l’amener ! ».

- « Eh bien…! Voilà une négociation rondement menée. Je m’en félicite et vous remercie pour votre aide, Madame l’Inspectrice…! Vous aurez l’adresse dès demain ! ».

Le détective s’est levé pour prendre congé.

- « Adieu, donc, car je ne pense pas vous revoir. Bonne journée ! ».

Ils se sont salués et l’homme n’a pas manqué en partant de reprendre la rose qui pointait sa fleur encore fermée hors de la poubelle.

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Il faisait beau. Mon aquarium était posé au milieu de la table, sous la tonnelle où nous passions le plus clair de notre temps, Otsu et moi, à tenter de nous entendre.

- « Je veux un grand aquarium. Celui-là est trop petit et il pue la vase. Vous aviez promis de me mettre dans la télé…! Je refuse d’apprendre ce texte tant que je n’ai pas une télé ! ».

J’avais des caprices de star, à l’époque. Otsu a arrêté de consulter ses écrits et a poussé un soupir de lassitude.

- « Tu n’as jamais remarqué l’épaisseur d’un écran-télé ou quoi…?! C’est presque aussi fin que cette feuille de papier et c’est rempli d’électronique. Il n’y a pas d’eau à l’intérieur. Ce sont des images que tu vois. Elles sont projetées de l’intérieur, sur l’écran. Ce n’est pas une fenêtre que l’on peut ouvrir pour entrer dans un autre monde…! Ce n’est pas un aquarium ! ».

Otsu a sorti son portable pour le poser sous mon nez.

- « Tiens regarde…! Là, c’est toi. Tu es dans mon portable. Tu veux y aller...? ».

- « Bien sûr que non…! C’est trop petit. Je veux un grand-écran ! ».

- « T’es con…? Petit ou grand, c’est la même chose. T’as toujours pas compris…! Tu ne peux pas entrer à l’intérieur d’une télé. Pas parce que c’est interdit, mais parce que tu es trop gros. À l’intérieur, il n’y a pas assez de place pour toi. Il y a une machine qui fabrique des images…! Et c’est moi, avec l’aide de cette petite caméra que tu vois là, qui vais mettre ton image à l’intérieur de l’écran…! Tu comprends…? C’est un peu comme un miroir…! Un miroir en différé ! ».

Là, j’ai commencé à comprendre. Je me mirais très souvent à la surface de l’eau ou dans le reflet du vitrage.

- « O…kaï ! J’ai compris ! ».

- « Ah, enfin..! C’est pas trop tôt ! On peut se mettre à travailler, alors…! ».

- « Quand tu m’auras changé d’aquarium…! ».

- « Tu l’auras demain ton aquarium…! Tu peux attendre demain…? Bon, je reprends ! ».

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L’inspectrice était restée assise sur le banc pour réfléchir et pour profiter d’un regain de soleil printanier. Des retraités se promenaient maintenant dans le parc, en couples ou solitaires. Les samouraïs du hip-hop squattaient les pelouses épaisses qui bordaient les chemins goudronnés. Quelques uns faisaient leur gymnastique. De rares agents de la maintenance inspectaient les taillis et les poubelles en glanant parfois des petites branches mortes tombées à terre. Des mères et leurs enfants en bas âge s’égayaient le long de l’étang aux canards.

L’inspectrice tenait son portable entre les mains. Elle a sélectionné un numéro, puis s’est collé l’appareil à l’oreille.

- « Bonjour…! Je désire parler à votre patron…! Merci ! » a t-elle demandé avant de raccrocher. Elle a attendu quelques secondes, le regard fixe, planté sur les corps mous d’une bande de vieux gymnastes en mal d’activités. Son portable a sonné en retour. Elle s'est empressée de prendre l'appel.

- « Allo…! Bonjour, cher ami ! Très bien, je vous remercie…! Je suis désolée pour vous si la chose que vous cherchiez vous a échappée…! Je veux parler du Spermut, vous m’avez compris. Autant le nommer, maintenant que je sais de quoi on parle…! Vous l’avez raté de peu, mais mon information était bonne. Il était bel et bien sur les lieux…! J’ai appris sa nature extraordinaire et j’ai aussi découvert ceux à qui vous en destiniez la primeur. Je crains cependant que nous ne puissions le retrouver facilement. Nous sommes en plein black-out depuis la fuite de ceux qui le détiennent…! J’ai néanmoins quelque chose de tout aussi précieux, quoique incomplet, qui devrait vous intéresser, voire vous contenter. Un échantillon que vous pourrez facilement négocier avec nos amis communs qui attendent, d’ailleurs, avec impatience, d'en faire l'analyse…! Ce que je veux en retour, c’est la libération de Mr Hiro dans les plus brefs délais et selon les modalités dont nous avons convenues. Je vous laisse le soin de planifier une rencontre, dès ce soir, si vous le désirez. Vous ferez ensuite ce qui est prévu…! Si tout se passe bien, je vous promets que vous n’aurez plus jamais affaire à moi. J’ai classé l’affaire pour manque de preuve. Même le témoignage de votre otage ne suffirait pas à engager des poursuites. Vous pouvez dormir tranquille et continuer vos petites affaires…! Ça ne me regarde plus ! ».

L’inspectrice a écouté la réponse du chef yakusa, puis a conclu.

- « Je ne l’espère ni pour vous, ni pour moi, mais ce n’est pas impossible…! En attendant, nous sommes quittes ! Je vous souhaite de bonnes négociations. Adieu, cher ami ! ».

Elle s’est déconnectée. A levé le nez en l’air pour s’imprégner du chaud rayonnement solaire, puis elle a fermé les yeux en poussant un petit soupir et en esquissant un sourire de contentement.

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Kato, Otsu et leurs hôtes profitaient d’une douce soirée autour de la table de jardin et de digestifs faits maison. Des bougies et un clair de pleine lune éclairaient la tonnelle d’une pâle lueur vacillante. Sous la voute étoilé et par delà la noirceur des champs, les lumières de la centrale se mêlaient aux astres scintillants.

Otsu m’abreuvait au compte-gouttes d’un peu de saké que je lui quémandais et qu’elle tirait de son propre verre à l’aide de son auriculaire. Je lui suçais le bout du doigt comme un nourrisson aspire le sein de sa mère. Les bruits de succion ponctuaient, pour ne pas dire troublaient, le discours de Kato.

- « Bon sang…! Tu peux arrêter de lui faire boire du saké, on dirait un clochard qui tête sa bouteille ! ».

J’ai répondu de mon autre bouche, sans lâcher le petit doigt amer et sucré de ma généreuse bienfaitrice.

- « Je tête ce que je veux et tu d’vrais faire de même pour te calmer. Dis-le, si je fais trop de bruit, au lieu de m’insulter…! ».

Otsu est intervenu.

- « C’est vrai…! Inutile de s’énerver pour si peu. Il fallait s’y attendre. Tu ne vas pas trouver comme ça, du jour au lendemain, tous les ouvriers de Fukushima...! ».

- « Un seul…! Il faut en trouver un seul ! » a répondu Kato.

- « Si tu as besoin d’un coup de main, je peux prendre un jour dans la semaine…! » a proposé l’hôte.

- « Moi aussi…! » a ajouté Otsu.

- « Vous emballez pas…! Ce sont de contacts dont je manque. Pour avoir ces infos, il faut infiltrer des services administratifs ou je ne sais quoi d’autre. C’est mission impossible pour nous. Je ne peux même plus compter sur mon pote journaliste et je doute même des responsables associatifs, maintenant...! ».

L’hôtesse, attentive au débat, a fait une remarque :

- « En parlant d’associations… as-tu pensé aux associations de défense des déplacés. Ils seront sûrement plus nombreux à vouloir parler…! ».

Otsu a confirmé.

- « C’est juste…! Je ne sais pas s’ils auront les infos que l’on cherche, mais on peut essayer. Et même s’ils n’ont rien de formel, on peut toujours les interroger. Certains connaissent peut-être des ouvriers de la centrale. On peut obtenir des noms, peut-être des adresses…! ».

Kato a retrouvé un peu de bonne humeur.

- « Tout compte fait, je crois que je vais avoir besoin de votre aide…! ».

- « Sluurp…! ».

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Le détective dépêché par Depko attendait son colis, installé devant une bière, au fond d’une taverne sans nom. La salle était quasi déserte. Il était seul avec le patron du bouge. Il tenait une rose dans sa main et il la faisait se balancer de droite à gauche comme un métronome entre ses doigts.

Le coursier qu’il attendait, un yakusa qui avait l’air d’un yakusa, s’est pointé comme une fleur. Il est entré dans la taverne a salué le patron et s’est dirigé vers le détective. Il a ouvert la mallette qu’il portait et en a sorti une boite scellée par un informe cachet de cire, une enveloppe, elle-même scellée, un téléphone portable et enfin une rose qu’il a posés sur la table. Il a simplement dit :

- « On vous contactera ! ».

Il a refermé sa mallette, puis il est parti. Le détective a empoché le portable, la boite et l’enveloppe, a commandé l’addition, puis il a pris la rose qu’il venait de recevoir. Il l’a contemplé un court instant en souriant d’un air nostalgique et est allé jusqu’à tenter de sentir le parfum qui ne s’en dégageait pas. Il l’a reposée sur la table auprès de la sienne, a payé et a quitté l’établissement.

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Le p-d-g de Depko et son secrétaire particulier terminaient de passer les combinaisons aseptisées que requérait leur présence au sein du laboratoire de recherche génétique. Le secrétaire se permettait d’aider son patron, lui relevant le col, d’un côté, ou tirant sur l’épaule, de l’autre, afin d’ajuster une manche. Lui-même avait son col rentré à l’intérieur de la combinaison et c’est le p-d-g qui le lui a remis à l’endroit. Ils conversaient à voix basses.

- « Elle est allée un peu trop loin, cette inspectrice…! Elle peut aller faire du lèche-cul ailleurs. Et ses exigences, elle se les met où je pense ! ».

- « Elle cherche peut-être à se protéger…! ».

- « De moi…?! Je ne suis pas un assassin, que je sache…! ».

- « Ou alors, elle devait quelque chose à ces yakusa…! ».

- « Ce n’est pas à moi de payer ses dettes…! ».

- « D’un autre côté, elle n’a pas exigé de rançon…!

- « J’aurais préféré…! J’ai plus de facilité à obtenir des subventions que de faire libérer un poste à la préfecture. Qu’est-ce qu’elle croit…? Que je suis le ministre de l’intérieur ! ».

- « Vous le connaissez…! ».

- « Et alors...! Ça ne me donne pas tous les droits ! ».

- « Elle est pourtant la seule menace sérieuse…! Les yakusa ne font pas le poids. Mais avec elle… ça change tout ! ».

- « Peut-être…! Ah… bon sang ! Je ne peux pas enfiler ces foutus chaussons. Vous pouvez m’aider…? ».

Le secrétaire s’est empressé de satisfaire son patron, trop vieux et trop rigide pour se plier en deux. Une fois chaussés, ils ont remonté leur capuche, ont mis leurs gants de latex, puis enfin, leur masque. Ils étaient fin prêts.

- « Il faut d’abord s’assurer que tout ça n’est pas une supercherie. Après, on verra…! ».

Le p-d-g de Depko et son secrétaire ont pénétré à l’intérieur du laboratoire de recherche génétique. Un assistant les attendait. Ils se sont salués. Puis l’analyse a commencé.

Le laborantin a brisé le cachet de cire qui scellait la boite contenant l’échantillon… un peu de moi-même…! Il a saisi le bout de chair à la pince et l'a pesé immédiatement.

- Le poids est conforme...!

L'info a rassuré le p-d-g. Le laborantin a ensuite pris l'échantillon pour le diviser en deux parties égales et a tout fait en double. Le p-d-g et son assistant l’ont suivi dans tous ses déplacements, observant les tours de passe-passe qu’il effectuait, avec un semblant d’intérêt et dans la plus totale incompréhension.

Les solutions, une fois préparées, sont passées dans les analyseurs. Les appareils ronronnaient gracieusement aux oreilles des trois hommes. Au bout d’un moment, le laborantin a rompu le silence pesant qui s’était installé entre eux.

- « Si les deux analyses sont identiques, on pourra être sûrs du résultat…! Ça va prendre quelques minutes, seulement ! ».

Des minutes qui leur parurent des heures. Tous trois étouffaient sous leur combinaison isolante et s’essoufflaient derrière leur masque. Le p-d-g respirait fort à travers le sien.

- « Nom d’un sushi…! On étouffe, là-dedans ! ».

L’assistant a aussitôt baissé son masque sur son menton en s’exclamant :

- « Excusez-moi…! Vous pouvez retirer vos masques, maintenant. Ils ne sont plus nécessaires ! ».

Cinq minutes après, ils se trouvaient tous trois autour de l’ordinateur pour prendre connaissance des résultats. Des lignes de codes interminables s’affichaient à l’écran et des feuilles sortaient de l’imprimante à la vitesse d’un cheval au galop. Le laborantin regardait défiler les données d’un air concentré. Le p-d-g s’est impatienté.

- « Alors…?! » a-t-il fait.

- « Les résultats semblent identiques…! Les analyses m’ont l’air bonnes. On dirait un a-d-n humain, à première vue. Peut-être quelques anomalies à confirmer ! ».

Le p-d-g demanda :

- « Vous pouvez comparer ça avec les analyses qu’on vous a apportées…?! ».

- « Bien sûr…! Les voilà ! Voyons voir ça…! Les premières lignes correspondent. Je programme une triple comparaison et on saura cela dans une minute...! ».

Le laborantin a tapoté du clavier durant un court instant. L’attente n’a pas été trop longue.

- « Et voilà…! Nos deux analyses confirment la première ! La matière de l’échantillon provient bien d’un spermatozoïde… mais il faudrait que celui-ci soit gigantesque… ou fait de sperme reconstitué, ce qui est tout aussi improbable. L’a-d-n est celui d’un homme originaire de la région de Fukushima…! ».

Le p-d-g et son assistant se sont regardés d’un air incrédule, tout d’abord, puis devant l’évidence des résultats se sont mis à glousser, pris d’un rire nerveux qui les submergeait.

- « On est dans la merde…! » a conclu le p-d-g.

Il s’est repris et s’est tourné vers l’assistant.

- « Vous êtes bien certain que ce n’est pas de la chair humaine…?! ».

- « Les deux analyseurs ont donné le même résultat…! Il ne peut y avoir d’erreur ! ».

- « Très bien…! Faites une recherche dans notre fichier génétique et trouvez moi son propriétaire ! ».

- « Il n’y a que les médecins qui ont un droit d’accès à ce fichier…! ».

- « Si vous pouvez le faire, je vous y autorise…! ».

- « Bon, d’accord…! C’est vite fait ! ».

L’assistant a lancé la recherche et le résultat est tombé dans les dix secondes. La tronche, pour ne pas dire la gueule radio-active, de mon concepteur est apparue en encart sur l’écran, avec sa fiche de renseignement.

- « Bien, bien…! » a fait le p-d-g… « Sortez sa fiche…! ».

Le laborantin s’est exécuté. Le secrétaire particulier du pdg a pris la feuille fraichement imprimée, l’a pliée en quatre et l’a rangée sous sa combinaison.

- « Bon…! Direction l’incinérateur, maintenant. Je veux qu’il ne reste rien de cet échantillon ! » a ordonné le p-d-g.
Ce dernier a suivi le laborantin jusqu’à l’incinérateur, et c’est lui-même qui a jeté boite et fioles dans la fournaise.

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Chapitre n°14

Une étrange découverte

Une dizaine de familles squattait encore le vieux gymnase mis à leur disposition par la commune qui les avait accueillies. Toutes les autres, et elles avaient été près d’une centaine à être passées par cet endroit, avaient été placées dans des logements de fortune, à l’hôtel ou dans des foyers d’hébergements. Des panneaux électoraux servaient de cloisons de séparation à celles qui restaient. Elles avaient installé des coins cuisines, des coins sanitaires, et des semblants de salons et de chambre à coucher pour s’y sentir un peu mieux. Tous ces réfugiés n’étaient pas réduits à dormir sur un lit dessiné à même le sol, mais ils manquaient visiblement de confort et d’intimité.

Kato discutait avec une jeune femme dans le coin administratif du gymnase, au milieu de la dizaine de tables disposées en rectangle et ceinturées de chaises, qui figuraient un bureau. Des cartons emplis de dossiers trainaient au sol, en partie repoussés sous les tables. Le jeune homme avait changé de costume, mais avait gardé un style relativement neutre.

- « Je travaille pour un fanzine anti-nucléaire…! Ce n’est pas du grand reportage, mais j’ai écrit quelques articles qui sont parus dans la presse officielle. Nous publions de l’information, des enquêtes et quelques mangas…! J’enquête sur de probables contaminations ayant atteint les ouvriers de la centrale après le tsunami et les accidents qui ont suivis. Nous cherchons à les joindre pour qu’ils participent… sur la base du volontariat, bien sûr… à des analyse biologiques…! Ce que je vous propose, c’est d’informer vos réfugiés de notre demande pour qu’ils nous laissent leur contact ! ».

- « Ça risque de prendre un peu de temps…! Je ne les ai pas sous la main. En général, les ouvriers de la centrale sont renvoyés vers une association d’état. Quelques uns sont passés par ici, mais aujourd’hui, il n’y en a plus un seul…! J’essaierai de retrouver leur dossier quand j’aurai un peu de temps. Et comme c’est pour la bonne cause, je vous enverrai leur contact, directement ! ».

- « Oh, merci…! Je ne veux pas vous obliger ! ».

- « Ne me remerciez pas. Moi aussi, je milite… un petit peu. J’ai participé à des manifs, signé des pétitions. Je trouve ça bien, ce que vous faites. J’ai vu de près les dégâts que cela a causés sur la population. Le chaos que cela a généré…! Il faut en terminer avec le nucléaire. Et de toutes les façons ! ».

- « Je suis d’autant plus heureux de vous avoir rencontrée, alors…! ».

La remarque suggestive de Kato a fait rire la jeune bénévole. Le jeune homme a repris :

- « Je dois encore faire le tour des lieux d’accueils sur toute la région. J’aurais donc le plaisir de repasser par ici pour récupérer les contacts et pour prendre le vôtre par la même occasion ! ».

Une exclamation s’est soudain fait entendre, puis des cris de femme ont résonné contre les murs du gymnase. Une réfugiée interpelait un homme vêtu d’un costard cravate et portant mallette. Elle lui faisait signe de dégager, en l’exhortant à disparaitre de sa vue et même de la surface de la terre. Une bénévole s’est empressée d’aller pacifier la situation. La jeune femme a répondu au regard interrogatif de Kato.

- « Ça doit être un avocat…! Ils viennent ici comme des corbeaux sur un pendu ! ».

- « Pour quoi faire…? ».

- « Pour leur proposer d’attaquer Depko en justice, en général. Et depuis peu, pour acheter leurs maisons et leurs terres abandonnées…! Je ne vois pas très bien ce qu’ils pourront en faire. En tout cas, ça permet à l’état de retarder les dédommagements. Il y a beaucoup de réfugiés qui s’en contentent…! ».

Fortement intrigué, Kato avait haussé les sourcils.

- « C’est surprenant…! Vous permettez que j’aille interviewer cette vieille dame…? ».

- « Bien sûr…! Je vous accompagne. Ce sera plus simple pour un premier contact ! ».

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Le p-d-g de Depko, havane au bec, sirotait un excellent cognac français, assis à la table de son club, en compagnie de quelques pontes du monde des affaires. Les ivresses de la fumée et de l’alcool s’unissaient dans un équilibre parfait, emportant les esprits et déliant les langues. Petits secrets d’alcôve :

- « Passe encore, les ailes de papillons et les yeux de moucherons, les marguerites et quelques cancers par-ci, par-là, mais avec une mutation pareille, touchant en plus un de vos ouvriers, la rumeur risque de se transformer en scandale. Bien que…! Vu l’absurdité de la chose, cela peut aussi jouer en notre faveur…! ».

- « Je ne m’y risquerai pas…! Nous avons des ennemis qui sont capables de rendre crédible la rumeur la plus absurde. Si ils apprennent la réalité des faits et retrouve le spermut avant nous, ils auront tous les experts qu’il faut pour convaincre le grand public…! Je pense qu’il faut retrouver et occulter ce spermut avant que nos maitre-chanteur aillent voir ailleurs. Payons la rançon à cette bande de malfrats pour récupérer les derniers échantillons, et puisque l’inspectrice veut un poste, qu’elle l’obtienne au mérite en nous aidant à le retrouver ! ».

- « C’est le moins qu’elle puisse faire…! ».

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Chapitre n°15

Un après-midi pluvieux

Le fond de l’air était doux et la pluie presque tiède. L’averse tombait drue, en filaments serrés, dans la cour de la ferme, assombrissant la fin d’après-midi. L’inspectrice a passé le porche, arme à la main, comme un chasseur à l’affût. Elle a longé la vieille bâtisse jusqu’à la porte d’entrée, s’est plaquée contre le mur, puis a attendu que son équipe se mette en place.

La pluie faisait couler son rimmel, et les longues traces noirâtres que les gouttes laissaient sur ses joues creusées lui donnaient des airs de zombie en transe. Son souffle était court.

- « Équipe deux…! Vous êtes en place ? ».

- « Ouais…! Toutes les issues sont bloquées ! ».

Elle a fait signe à ses policiers pour qu’ils soient prêts à intervenir, puis a repris la pose hiéroglyphe.

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Otsu, Kato et leurs deux hôtes étaient assis autour de la table de la cuisine. L’eau du thé chauffait sur la cuisinière, à côté d’un plat qui mijotait et parfumait l’air ambiant d’un fumet appétissant. La lumière de la hotte et celle du plafonnier apportaient un peu de la chaude clarté qui manquait en cette fin d’après-midi pluvieux. Je me trouvais comme d’habitude, dans mon aquarium, posé au milieu de la table, au centre d’une intense conversation à laquelle je participais.

- « J’ai soif…! ».

Otsu a aussitôt reversé un peu de sa bière dans le fond de mon verre. Je l’ai bu d’un trait en l’aspirant à l’aide de ma paille. Kato était très remonté.

- « Dans tous les lieux d’accueil où je suis allé, j’ai obtenu la même réponse. Et c’est pareil pour Otsu, de son côté…! À mon avis, l’état laisse faire les requins de l’immobilier pour éviter d’avoir à payer toutes les indemnités. Ils vont se les mettre dans la poche ! ».

L’hôte a rétorqué :

- « C’est peut-être même avec ces indemnités qu’ils achètent les maisons. Ou plutôt les terrains…! Parce que les maisons, elles vont dégager, et j’te l’donne en mille, pour y mettre des immeubles grand standing à la place. Y sont pas cons, les mecs…! Ils ont une vision sur le long terme. Dans quarante ans, la radio-activité aura disparu, là-bas, et ils feront des stations balnéaires sur toute la côte ! ».

Otsu est intervenue :

- « Pour passer des vacances irradieuses, alors…! Même plus besoin de soleil pour bronzer. Il suffira de s’allonger sur le sable ! Parce que les sous-sols, eux, vont rester pollués. ».

- « T’oublies les compteurs Geiger…! Les touristes ne poseront pas leur cul sur le sable si ça grésille par-dessous. Ils vont tout nettoyer et refaire les plages à neuf… garanties bio ! ».

J’ai fini par mettre mon grain de sable dans la discussion :

- « Et si il n’y avait aucune radio-activité…! Vous y avez pensé…? Parce que moi, j’y étais. Vous ne devez pas l’oublier. Et à part l’épisode de la piscine percée, je n’ai senti aucune autre contamination, le temps que j’y suis resté. En tout cas, aucun de vous n’est allé sur place pour vérifier ! ».

- « Qu’est-ce que tu crois, Spermut…! On a des infos. Nos infos…! Et elle tiennent la route, celles-là ! ».

- « Ce ne sont que des infos…! ».

Notre hôtesse m’a soutenu.

- « Il a raison…! Il ne faut plus croire aux infos, ni même à celles que l’on croit être plus justes que les autres. Il faut aller vérifier par nous-mêmes…! On sait ce qu’il en ait du nucléaire. Ça ne va pas durer éternellement et nos gouvernants le savent… ! Les démantèlements sont programmés, alors pourquoi ne pas profiter du tsunami pour faire d’une pierre deux coups. Un démantèlement à moindre frais, subventionné par l’état, et une escroquerie immobilière...! Et avec un peu d’imagination, en prenant tous les éléments en compte, qui nous dit que le tsunami n’a pas été provoqué artificiellement par des essais nucléaires internationaux. Faut bien qu’ils s’en servent de leurs ogives, de temps en temps, pour voir ce que ça donne réellement…! ».

- « Oh, mais toi, tu vas trop loin avec tes théories du complot…! » a répondu son compagnon.

Un bruit suspect s’est soudain fait entendre. Le craquement d’une branche, peut-être. Le maitre de maison s’est levé pour aller à la fenêtre et a jeté un coup d’œil au dehors. La pluie battait les vitres. Un peu de buée brouillait la vision qu’il avait de l’extérieur et il ne vit rien d’anormal.

- « Y’a un putain de vent, dehors…! C’est une branche qui a dû tomber…! ».

Trois coups frappés à la porte se sont alors fait entendre. Illico, tout le monde s’est regardé avec de grands yeux écarquillés. Otsu a réagi la première. Elle s’est emparée de l’aquarium et m’a emporté avec elle aux toilettes. J’ai sauté de joie…! Notre hôte a attendu qu’elle y soit enfermée avant d’aller répondre. Il s’est posté devant la porte et a demandé :

- « Qui est là…?! ».

_

- « Police…! ».

Et BLAM ! La porte a volé en éclats. Une escouade de quatre policiers est entrée dans la maison et a traversé le couloir en hurlant les sommations d’usage. L’inspectrice a suivi, très en arrière. Les portes ont dégagées les unes après les autres. Là, une cuisine. Là, une salle à manger. Plus loin un salon, une chambre, puis deux, puis trois, et enfin les chiottes dans la salle de bain…! Mais pas un seul pékin en vue. Queut’chi ! No body ! Le silence des anneaux...! L'inspectrice a cru un instant s'être faite roulée par le chef yakusa. Que personne n'attendait, bien sagement, qu'elle intervienne pour sauver l'otage. Et puis, tout de même... en écoutant bien... un fond sonore diffus était audible. Indistinct, mais rythmé. Lancinant…

L’inspectrice a tendu l’oreille, puis a pointé l’extrémité de son arme vers le plancher. Les quatre policiers ont compris. Pourtant, aucune des portes ne menait vers une cave. Un accès se trouvait caché quelque-part; peut-être à l’extérieur.

- « Équipe 2...! Ils sont au sous-sol. Aucune issue visible à l’intérieur. Vérifiez de votre côté, on cherche du nôtre ! ».

Elle a réuni son escouade autour d’elle et leur a donné ses ordres.

- « Vous deux, à chaque bout du couloir pour garder l’entrée. Vous deux, avec moi…! On cherche une trappe dans le plancher ou une issue caché dans les murs, les cheminées, derrière les meubles ou en-dessous…! On y va en douceur…! ».

Les deux groupes se sont séparés et l’inspectrice a repris l’inspection du début. Un de ses hommes éclairait les pièces obscures aux volets fermés à l’aide de son fusil d’assaut, tandis que l’autre fouillait chaque recoin avec elle à la recherche d’indices. Le décor était pauvre et ancien. Une table basse très rustique et recouverte d’une épaisse couche de poussière trônait au milieu de la salle à manger. Quelques armoires et commodes massives meublaient le reste de la maison. La poussière était un bon indice et ils en trouvèrent dans chaque pièce, vierge de toute trace récente.

Ce qui les mena finalement dans la salle de bain où, malheureusement, leur traces de pas avaient effacé celles d’éventuels occupants. Un chiotte et un bac à douche s’y trouvaient encore, en relativement bon état. Le carrelage au sol était parfaitement scellé, aucune trappe n’était visible. Idem pour les murs, carrelés de haut en bas.

L’inspectrice a fait couler l’eau de la douche, qui est sortie froide et s’est évacuée par les tuyauteries fixées le long des plinthes. Rien ne laissait deviner qu’un accès vers le sous-sol se dissimulait dans cette pièce. Le mystère était digne de Sherlock ou d’Arsène, et à l’instar de ces honorables représentants de l’intelligence déductive, elle voulait le percer sur le champ et avec le même succès. Elle en était sûre, l’issue secrète, s’il s’en trouvait une à l’intérieur de la maison, devait être dissimulée dans cette salle de bain.

Bizarrement, alors que la douche fonctionnait, la cuvette du chiotte était vide. Complètement asséchée. L’inspectrice a vérifié le réservoir et l’a trouvé dans le même état. Il était pourtant relié à un câble d’alimentation dûment branché au réseau. Elle a suspecté quelque chose et a ouvert le robinet d’arrivée. L’eau s’est mise à couler.

Un des policiers a tenté de bouger le bac à douche qui semblait avoir été posé à même le sol carrelé, sans aucun scellement, mais celui-ci n’a pas frémit d’un centimètre. L’inspectrice a recontacté sa seconde escouade.

- « Équipe deux…! Quoi de neuf…? Aucune…?! Bon, continuez à chercher...! ».

Dilemme…! Cette issue devait bien être cachée quelque part, pourtant. On n’entendait aucun fond musical dans cette pièce-ci, comme si l’on s’était éloigné de la source du son et donc de l’accès dérobé, mais ce bac à douche lui semblait tout de même des plus suspects. Elle s’en est approchée pour l’inspecter d’un peu plus près. A tâté le fond de la cabine qui s’est avéré parfaitement solidaire du mur. Elle a ensuite décroché la pomme de douche de son support et a manipulé ce dernier en tous sens en pensant qu’un système permettait d’avoir accès à l’issue secrète. Le crochet lui est resté entre les doigts. Quelle conne…! Elle se croyait dans un film ou quoi…?

Le chiotte n’en finissait pas de glouglouter et l’empêchait de réfléchir. Elle ne se voyait pas tenir le siège de la vieille ferme et encore moins appeler des renforts. Le bruit a fini par l’agacer totalement et elle s’est empressée d’aller fermer l’arrivée d’eau. Un filet d’eau a continué à couler du réservoir pour se déverser par à-coups dans le fond de la cuvette, accompagné d’un horripilant bruit de succion.

L’inspectrice a tiré la chasse d’un geste nerveux et c’est là qu’elle a compris. Quand l’eau s’est soudainement écoulée à ses pieds, sur le carrelage de la salle-de-bain. Le syphon fuyait ou était, à l’évidence, mal raccordé au tout-à-l’égout. Et pourquoi pas, pas raccordé du tout ? S’est elle dit, subitement.

Elle a donc vérifié si le coude en pvc était bien scellé dans le sol et elle s’est mise à manipuler le chiotte avec l’aide d’un policier. C’est en voulant le déplacer et en le faisant pivoter d’un quart de tour que le système d’ouverture s’est déclenché. Un puissant claquement s’est fait entendre et la cabine de douche s’est brusquement surélevée de quelques centimètres. Il leur a ensuite suffi de faire coulisser le bac sur un côté pour libérer l’accès.

Un escalier de bois, abrupt, s’enfonçait devant eux dans l’obscurité du sous-sol. Un son inaudible, un bercement de basses, lourd et rythmé parvenait jusqu’à eux. Ils sont descendus prudemment les uns derrière les autres et l’inspectrice a fermé la marche.

Le son les a guidés. Des couloirs creusés directement dans la roche volcanique semblaient s’étendre sous toute la surface de la maison et la quadriller. Il se sont arrêtés devant une porte blindée. La musique s’en échappait à travers les cloisons renforcées, et ces dernières bourdonnaient sous l’effet de puissantes infra-basses.

Le chef yakusa avait laissé entendre à l’inspectrice que l’arrestation se ferait facilement et sans accroc, mais le coup du passage secret avait rendu celle-ci beaucoup plus méfiante. Ce qui les attendait de l’autre côté de la porte recélait peut-être bien plus de danger qu’elle ne l’avait imaginé. Elle espérait ne pas se retrouver au milieu d’une fusillade mortelle.

La porte n’avait pas de poignée et comportait une serrure rudimentaire qu’il fallait faire sauter. L’inspectrice a pensé que le bruit d’impact des balles serait largement atténué par la musique émise, et c’est en rythme, posé sur la caisse claire, que l’un des policiers a tiré deux fois de suite dans la serrure. Bam…! Bam…!

De l’autre côté de la porte, aucun des deux sous-yakusa qui gardaient le vieux Hiro n’a réagi. L’un rêvait, affalé, les bras en croix, sur un vieux canapé… bouche grande ouverte et yeux écarquillés. Le second, en transe, se dandinait sur le son, au centre de la pièce, un sourire figé sur les lèvres et les yeux mi-clos. Le claquement des impacts s’étaient harmonieusement mêlés à ceux de la batterie et étaient passés aux oreilles des deux énergumènes pour un effet sonore des plus banals.

Trois policiers sont entrés discrètement dans la pièce en profitant du faible éclairage pour rester invisibles, et se sont postés en ligne, prêts à tirer. Le quatrième est resté en retrait pour surveiller les arrières, laissant l’inspectrice entamer la procédure.

Le volume de la sono était poussé à fond. Un vieux lampadaire à abat-jour éclairait le sol d’une lumière crue et projetait l’ombre de l’homme qui dansait, vers la pénombre. L’inspectrice s’est avancée lentement, l’angoisse au ventre, son arme tremblotante pointée sur le sous-yakusa, et a pénétré dans le cercle de lumière.

Étaient-ce les relents du parfum de l’inspectrice mêlés à l’odeur de peur ou le reflet de celle-ci dans la boule à facettes qui pendait au plafond, qui l’ont fait se retourner…? Toujours est-il que l'homme s’est soudainement trouvé face à la jeune femme et en a perdu tout discernement; croyant durant un long moment, et dur comme fer, qu’une zombie-fantôme venait de lui apparaitre. Il faut dire que l’ambiance du lieu et plus sûrement le visage blême de l’inspectrice, ses joues pâles striées de rimmel, ses larmes de sang noir et ses longs cheveux de jais dégoulinant de pluie, pouvaient prêter à confusion.

L’apparition l’a tétanisé. Il ne discernait même pas la masse informe des policiers postés dans l’ombre à seulement quelques mètres de lui. Il aurait pu s’agir d’une simple hallucination au regard des drogues, poudres et pilules qu’il s’était envoyés dans le cornet, mais il croyait réellement avoir affaire à un fantôme. La peur l’empêchait de crier et de respirer. Son cœur s’est presque arrêté quand l’inspectrice s’est mise à crier les sommations d’usage. La voix de celle-ci, complètement étouffée par la musique, inaudible, muette, semblait lui dire des choses. Des damnations éternelles qu’il ne voulait surtout pas entendre.

L’inspectrice, tout aussi effrayée et interloquée par le comportement du jeune homme qu’elle tenait en joue; ce dernier ne semblait pas voir le canon de l’arme pointé sur lui; a décidé de faire intervenir la grosse artillerie. Elle a reculé dans la pénombre et d’un signe, a donné le top départ.

Les trois puissants faisceaux lumineux ont percé l’obscurité, se sont déployés, puis on fondu comme des rapaces de lumière sur leur proie. Croyant réellement avoir affaire à des esprits d’outre-tombe, l’homme en a chié dans son froc. Aveuglé, terrorisé, il s’est effondré à terre en se protégeant la tête et en se vidant les boyaux.

Plaqué au sol, menotté mains derrière le dos, il a commencé à reprendre ses esprits. Un des policiers est allé éteindre la sono, avant de retourner aider ses coéquipiers à menotter le second sous-yakusa que le silence brutal venait de ressusciter.

Le chef yakusa n’avait pas menti, en définitive. Les deux abrutis dont il avait utilisé les services, avaient fait la part belle à l’inspectrice; lui évitant ainsi d’user de la force. Le cocktail de drogues en tous genres qu’il leur avait octroyé avait été d’un grand secours dans cette entreprise à risques. Des restes de lignes s’étalaient sur les bords d’une table basse. Des gélules, des sachets entrouverts, des sepsis, des gobelets sales et des cannettes trainaient dessus comme les restes d’un repas à emporter. On était proche de l’overdose.

Le plus dur était passé; et l’inspectrice avait fait, là, preuve d’un réel courage qu’aucun de ses collègues n’allait manquer de confirmer. Il lui restait encore à retrouver le vieux biochimiste, en vie si possible, pour conclure en beauté. Peu importe, pour elle, que rien de concret, ni même de probant, ne puisse faire aboutir son enquête sur une mise en examen des vrais responsables. La libération d’un otage était une opération exceptionnelle, fortement apprécié du grand public, qui ne pouvait que profiter au préfet et au ministre de l’intérieur. De futurs amis !

Le vieux Hiro devait se trouver, là, quelque part…! Et il fallait, maintenant, découvrir sa cache. Elle a crié son nom.

- « Mr Hiro…! C’est la police ! ».

Aucune réponse. Elle a fait mettre les deux sous-yakusa, debout, pour les interroger. Les pauvres garçons étaient en descente accélérée. Une certaine ivresse les maintenait, cependant, dans un état second et ils ne pouvaient s’empêcher de rire à chaque fois qu’ils regardaient l’inspectrice. Un des policiers a rencardé sa supérieure d’un geste. Fortement agacée, cette dernière a trouvé un mouchoir dans une de ses poches pour s’essuyer le visage. Elle s’en est frotté les joues et a fait disparaitre les traces de rimmel.

- « Je vous fais encore marrer, maintenant…! ».

- « Vous n’avez plus l’air d’un fantôme, mais vous faites toujours un peu zombie…! » a sorti l’un des deux acolytes. L’autre s’est marré, mais un peu moins qu’auparavant.

- « Vous savez pourquoi on est là…! » a repris l’inspectrice. « Alors, ne nous faites pas perdre notre temps…! Vous collaborez gentiment et on vous aura à la bonne. Vous êtes d’accord ? ».

Les deux compères se sont regardés d’un air navré. Aucun des deux ne voulait briser la loi du silence. Aucun ne voulait être le premier à parler, à lâcher le morceau, malgré l’inutilité d’un déni.

- « Bon…! Y’en a un qui se décide…?! ».

Désarmée face au mutisme jusqu’au-boutiste des deux sous-yakusa, l’inspectrice a d’abord pensé à faire appel à l’équipe extérieure pour inspecter le sous-sol, mais elle s’est ravisée.

- « Écoutez, vous deux…! Si vous me forcez à tout casser dans cette baraque, vous le regretterez, mais si vous coopérez, le juge le prendra en compte. Je vous promets en plus que si vous me montrez où vous retenez l’otage, je vous laisse faire un dernier petit pétard avant la garde-à-vue. Vous êtes d’accord…? Sinon, c’est direct au gnouf, et on rase la baraque...! ».

Les deux acolytes ont éclaté de rire. Avec ce qu’ils avaient pris, les mecs étaient blindés jusqu’à la fin de la plus longue des garde-à-vue. Alors, un pétard de plus ou de moins, ils s’en branlaient, total. L’inspectrice ne pouvait compter que sur leur bonne volonté, mais c’était, de toute évidence, ce qui leur manquait le plus.

Elle s’est résignée à rappeler le commandant de la seconde équipe.

- « Vous avez découvert quelque chose…? ».

- « Ouais…! Un système d’évacuation qui fleure bon la marijuana ! ».

- « Ça doit venir de là où on est…! C’est complètement enfumé, là-dedans ! ».

- « Je ne parle pas d’odeur de fumée, Madame l’Inspectrice, mais d’un parfum que je connais bien. Il y a une plantation clandestine là-dessous, c’est sûr et certain ! ».

L’inspectrice a été un peu surprise par la réponse du commandant, mais s’en est fortement réjouie. C’était un atout de plus dans sa manche. Elle en a usé aussitôt.

- « Je sais où vous retenez l’otage… ! On a découvert votre plantation et je suppose que l’otage s’y trouve. Vous n’avez plus aucune raison de vous taire, maintenant…! À moins de vouloir tous nous énerver, moi et mon équipe ! ».

La menace était sérieuse. Les quelques policiers présents sur place se seraient fait une joie de malmener ces deux petits salopards comme ils le méritaient. À leur façon. Du style « j’te colle au mur », « j’t’éclate la glotte », « j’t’enfonce les côtes », « j’t’écrase les yeuks ».

Les deux sous-yakusa sont encore descendus d’un cran de leurs nuées psychotropiques et ont retrouvé un peu de lucidité. Ils étaient vraiment dans la merde. Leur business s’effondrait, et leur « avenir » avec. Il ne réalisaient pas encore à quel point ils s’étaient fait bernés par le chef yakusa et son gang, mais étaient au moins conscients d’une chose : ils étaient pris au piège. Sans autre chance d’en sortir que de tenter de minimiser leur rôle dans cette affaire.

L’inspectrice a repris son interrogatoire.

- « Il y a quelqu’un qui surveille l’otage…? ».

Les deux délinquants se sont regardés droit dans les yeux d’un air accablé, empreint de remords, puis ont tous deux secoué la tête pour toute réponse.

- « Hey…! Vous avez une langue pour parler ! » s’est soudainement emporté un des policiers.

- « On est seuls…! » a dit l’un des sous-yakusa. L’autre a ajouté :

- « Y’a personne d’autre…! ».

- « Bon, alors…! Elle est où cette plantation…? » a conclu l’inspectrice.

Dépités, les deux acolytes se sont retournés vers un coin de la salle, où des reliques abandonnées et entassées les unes contre les autres témoignaient d’une époque rock plus insouciante. Des amplis, des vieilles guitares dans leurs étuis, et une batterie poussiéreuse, encombraient, ou plutôt dissimulaient, tout un pan de mur. L’inspectrice les a encouragés.

- « Allez-y…! Montrez-moi ! ».

Ensemble, les deux trafiquants ont retiré un gros ampli basse de son emplacement et ont désigné le mur cloisonné du regard. Encore une planque à la con, s’est dit l’inspectrice. Rien, aucun indice, ne laissait deviner qu’un accès se cachait, là, derrière ce mur. Les boiseries étaient parfaitement jointes et semblaient solidement fixées. La jeune femme a tâtonné quelques instant les moulures apparentes avec le bout des doigts avant de se tourner vers les deux compères.

- « Bon…! Comment ça s’ouvre…? ».

- « Il faut l’code…! Mais j’m’en souviens plus ! » a ironisé un des deux délinquants. L’autre s’est immédiatement fendu d’un petit rire con. L’inspectrice a explosé.

- « Vous foutez pas de moi, vous deux ! ».

- « Vous fâchez pas ! Il faut se servir de la petite règle, là, caché sous le pré-amp, pour déboiter la plinthe. Après, ça s’ouvre tout seul ! ».

Et en effet, une petite languette de cuir dissimulée derrière la plinthe avait été clouée au bas de la cloison. L’inspectrice a tiré dessus et du même coup a désolidarisé le panneau de bois qui obstruait l’issue secrète. Elle l’a fait glissé de côté, puis s’est accroupie pour regarder à l’intérieur de la cache. Une faible lueur éclairait un long couloir creusé dans la pierre. Elle a appelé.

- « Mr Hiro…! ».

Une odeur douçâtre et épicée de champignon mêlée au parfum de la plantation lui est parvenue aux narines. Elle a crié à nouveau : « Mr Hiro…! », sans toujours obtenir de réponse, puis a décidé d’y aller.

- « Un homme avec moi…! Sortez-moi, ces deux là, d’ici et faites venir le commandant avec son équipe...! ».

L’inspectrice s’est faufilée par le passage, un policier à sa suite. L’étroit couloir, bas de plafond, mais assez haut pour qu’on puisse y tenir debout, était faiblement éclairé. Tout au fond, un éclat de lumière émis à travers le vitrage d’une porte projetait ses rayons jusqu’à eux. La jeune femme s’est avancée, arme au poing, jusqu’à la porte. Le policier s’est posté face à elle, prêt à intervenir. Elle a alors jeté un coup d’œil par le vitrage luminescent. La lumière puissante l’a aveuglée un court instant, puis elle a discerné les rangées de pieds de cannabis qui s’alignaient sous les rampes d’éclairage. Personne en vue.

Un simple loquet d’acier enfoncé dans un cran bloquait la porte. L’inspectrice l’a dégagé, puis a tourné la poignée. Sans résultat. Le policier a été très heureux de pouvoir lui être utile. Engoncé dans sa carapace sur-dimensionnée il a fait signe à l’inspectrice de reculer, a pointé le canon de son fusil contre la serrure, puis a tiré. Un coup sec a résonné et la porte s’est ouverte d’elle-même.

- « Mr Hiro…! ».

Toujours pas de réponse. L’inspectrice s’était dit depuis le début qu’elle risquait d’être menée en bateau par le chef yakusa. Elle avait tant de fois imaginé la mort et la disparition totale du vieux Hiro, qu’elle espérait sans espérer. Elle a appelé une nouvelle fois en s’avançant lentement au milieu des rangées de ganja.

- « Mr Hiro…! Mr Hiro…! ».

- « Là…! Regardez ! » s’est exclamé le policier.

L’inspectrice s’est retourné et l’a vu. Enfin…! Le vieux Hiro était là. Enfin… si c’était bien lui. Car elle ne distinguait du vieux biochimiste qu’un corps recroquevillé sous une couverture douteuse, et qui paraissait sans vie. Il semblait dormir, ou peut-être était-il évanoui. La jeune femme a prié pour qu’il ne soit pas mort. Elle a tenté de le réveiller et a crié plusieurs fois son nom. Le vieil homme n’a pas bronché.

Lentement, le policier s’est approché du corps allongé sur le sol, sur un tapis de sacs de jute empilés, et du bout de son arme, a soulevé un coin de la couverture. La lumière éclatante a fini par réveiller l’otage endormi. Ou plus précisément, évanoui et drogué à mort, au vu des vomissures qui maculaient la veste du pauvre vieux et les restes de nourriture à moitié entamée qui trainaient dans une assiette posée près de lui.

Le vieux Hiro a eu un peu de mal à émerger de son coma, mais il a finalement compris que l’on venait pour le libérer, et non pas pour le trucider. L’uniforme du policier l’a vite rassuré sur les intentions des individus qu’il distinguait encore mal au travers de sa vision trouble et faussée. La drogue qu’il avait avalée agissait toujours. Ses premières paroles n’ont été qu’un charabia de syllabes cotonneuses collées entre elles par l’épaisse salive qui lui soudait la langue au palais. Il s’y est repris à plusieurs fois avant de se faire comprendre.

- « Et Kato…! Où il est, Kato…? Et le spermut…?! Ils vont les tuer…! ».

L’inspectrice a tenté de le rassurer.

- « Ne vous inquiétez pas…! Personne ne leur veut de mal. On les retrouvera bientôt. Tout va bien, maintenant…! On va prendre soin de vous et vous protéger. Ne vous inquiétez plus…! On parlera de ça, plus tard ! ».

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Le facteur se tenait dans l’encadrement de la porte, un large sourire aux lèvres. Notre hôte l’a salué et a pris le journal que le fonctionnaire lui tendait. Puis il s’est excusé pour son empressement, avant de lui fermer la porte au nez.

- « Excuse-moi…! Mais j’ai une fuite à réparer, là, avant que ma femme pique une crise. On se prendra un p’tit verre en plus la semaine prochaine pour rattraper l’coup…! Allez, merci…! Bonne fin de tournée ! ».

Notre hôte est revenu au salon en brandissant le journal et en parlant à haute voix :

- « Voilà les infox de la semaine…! ».

Otsu est sortie des toilettes sans attendre et est allée me remettre dans mon aquarium. Cela arrivait régulièrement, à chaque passage du facteur ou d’un livreur quelconque, ou encore lors d’une visite inopinée, qu’elle soit forcée d’aller se réfugier aux toilettes avec moi. Au cas où…!

J’en revenais toujours frustré. Privé de cette douce chaleur à laquelle j’avais goûtée et qui me manquait, dorénavant, au plus haut point. Et je regagnais mes pénates avec le désir à fleur de peau, rongé par l’envie et par le vain espoir de retrouver l’accueillant vagin de ma chère Otsu. Une fois de plus, j’étais déçu.

J’ai donc refusé de reprendre le tournage. Sous un autre prétexte, bien entendu, mais Otsu n’était pas dupe. Elle s’est vexée et n’a pas même tenté de me faire la leçon. Elle a quitté la pièce sans un mot, en laissant le matériel vidéo au milieu du salon. Notre brouille aurait pu durer toute la journée si une occasion de l’oublier ne s’était, alors, aussitôt présentée.

- « Mince, alors…! Écoutez ça ! » s’est soudainement exclamé Kato. Il a reposé le journal grand ouvert sur la table basse du salon et nous en a fait la lecture.

- « …Mr Hiro a été libéré de ses ravisseurs par les services spéciaux de l’Antigang, lors d’un assaut parfaitement orchestré et mené de main de maitre par la ravissante inspectrice, Mademoiselle Inirugi. Précédemment cité dans une affaire de stupéfiant, Mr Hiro, biochimiste de son état, a été remis à la police pour un interrogatoire. Aucune charge n’a été retenue contre lui et il devrait bénéficier d’une protection policière, ainsi que de l’anonymat, en tant que témoin…! Etcétéra, etcétéra…! Rien sur le spermut, évidemment…! ».

- « Ben, oui…! Sinon, ça aurait fait la première page...! » lui ai-je rétorqué.

Ça a fait rire Otsu. Elle était revenue pour écouter les nouvelles concernant le vieux Hiro et se tenait au seuil de la porte. Elle en a profité pour reprendre la main.

- « Il a raison, après tout…! Ce qu’il lui faut c’est une première page. Et ce n’est pas avec un site sorti de nulle part que l’on y arrivera. Il faut trouver un truc original, quelque chose d’exceptionnel, pour le mettre en scène…! Et puis, il nous faut de vraies infos de terrains, de vrais experts, des témoignages. Des choses que tu es censé dégotter au lieu de continuer à faire des plans sur la comète…! À hésiter ! ».

- « Comment ça, à hésiter…?! Tu veux y aller à ma place, peut-être, dans la zone interdite. Ça se prépare, ces choses là…! Et pour ce qui est de l’expert, mon vieil ami, Hiro, fera l’affaire. Il suffit de le retrouver…! En balançant une annonce incognito, par exemple…! ».

- « Sauf qu’on est pas dans un film…! T’auras l’air malin avec tes échantillons, si tant est que tu arrives à les récupérer, et ton expert suspecté de trafic de drogue. Sans parler de tes témoins que personne ne connait ! ».

Kato n’a pas su répondre. C’était vrai…! Il manquait d’arguments. D’arguments de poids. De témoins connus et reconnus. De personnalités de prestige qui confirmeraient ses dires et soutiendraient son action.

Leur conversation m’a donné une petite idée, contenue dans la réponse d’Otsu, que je leur ai immédiatement exposée.

- « Le prestige, ça se fabrique…! Le premier imbécile venu peut devenir président. Enfin… si j’en crois vos propres paroles…! Vous me suivez…?! Je continue ! En termes de prestige, on peut affirmer qu’un parrain de la mafia est presque aussi populaire qu’un président, voire plus dans certains cas. Notre vieil ami, Mr Hiro, que je serais très heureux de revoir, d’ailleurs, a eu sa part de gloire avec cet article. Il peut prétendre à une part de prestige si on l’aide un peu. Il faut lui créer un personnage qui me rendra crédible…! Qu’est-ce que vous dites d’un repenti ? ».

Notre hôte, Kato et Otsu se sont regardés tous les trois d’un air un peu éberlué. Il ne s’attendait pas à un tel raisonnement de ma part et en on été fortement surpris. Un long silence de réflexion s’est instauré autour de la table. Après quelques secondes de réflexion, notre hôte a déclaré :

- « Bon, ben moi… j’y vais. J’dois aider Anémi à rentrer les animaux. À tout à l’heure…! ». Puis il a ajouté avant de partir : « Si vous voulez mon avis… c’est p’têt pas une mauvaise idée, le repenti…! En tout cas, moi, j’aime bien ! ».

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Chapitre n°16

La trahison

Le vieux biochimiste se balançait doucement sur son rocking-chair en osier, les yeux mi-clos et le nez levé en l’air. Le pâle éclat d’un soleil chemtraillisé lui éclairait le visage et il en absorbait le moindre rayon venant caresser sa peau blanchâtre avec une relative délectation. Un coup le profil droit, un coup le profil gauche.

L’inspectrice est apparue dans le cadre de la baie vitrée et a rejoint le vieil homme sur le balcon. Elle tenait une couverture, trouvée sur le canapé du salon, et lui a impérieusement recouvert les jambes, avec. Le vieux s’est immédiatement rebellé.

- « C’est très gentil de votre part inspectrice, mais je ne suis pas encore moribond. Mettez-la plutôt dans mon dos, sur le dossier de la chaise. Je veux profiter du peu de soleil qu’ils nous laissent, cette bande de sagouins…! ».

L’inspectrice s’est exécutée, puis elle est allée leur verser une tasse de thé au jasmin. La théière fumait sur la table. Elle s’est ensuite assise et a bu à petites gorgées, en tentant, elle aussi, de soutirer quelques rayons au soleil, au travers de l’imposant voile de nuages qui se déployait face à eux comme l’éventail d’une geisha.

L’inspectrice était passée voir le vieux à titre personnel. Ou presque. Elle le faisait, certes, en dehors de ses heures de travail, mais pour le compte exclusif du lobby nucléaire. Elle n’avait, cependant, aucunement le sentiment de trahir qui que ce soit, dans cette affaire. Ni le vieil homme… qu’elle respectait. Ni même sa propre hiérarchie, dont elle connaissait les combines. Elle voulait simplement profiter de tous, sans léser quiconque.

- « Vous savez Mr Hiro… Heu, je veux dire Mr Katomi… Vous devez comprendre que c’est dans son intérêt. Je suis comme vous. Je ne veux pas le retrouver en petit morceaux. Il sera en sécurité avec moi et il pourra bénéficier du même traitement de faveur que vous. Anonymat total, nouveau départ…! En échange de son silence, bien sûr. Une sorte de contrat de confiance. D’accord de confidentialité…! C’est ce qu’il peut espérer de mieux, maintenant. Les enjeux sont plus importants que vous ne le pensez. Ils iront jusqu’au bout et ne s’embarrasseront pas de témoins gênants…! ».

- « Et bien, moi, je le crois plus en sécurité que vous ne le croyez…! Il vous faudrait toute la police nippone pour le retrouver. Ce ne sont pas quelques enquêteurs privés qui vont découvrir sa planque ! ».

- « Je l’espère…! Mais pour contrer une telle éventualité, il vaut peut-être mieux que je m’en occupe. Il vous suffit de tenter de le contacter. Peut-être est-il en train de le faire, lui-même, pour essayer de vous retrouver. C’est le seul moyen que nous ayons si on veut le protéger…! ».

- « Qui me dit que vous n’allez pas vendre la mèche dès que vous saurez où il se trouve…?! Ce n’est sûrement pas la protection du spermut qui vous intéresse, dans cette histoire. Peut-être que vous n’y croyez même pas, d’ailleurs ! ».

- « Détrompez-vous…! J’ai retrouvé l’échantillon que vous avez oublié dans le congélateur de votre ancien labo et il a été analysé par des gens compétents que j’ai tendance à croire. Je pense que le spermut existe réellement et je sais qu’il représente un risque pour le lobby nucléaire que vous combattez. Mais ne pensez pas que je sois de leur côté. Je veux juste tenter de sauver une vie…! Comme j’ai sauvé la vôtre ! ».

Là, elle avait fait mouche. L’argument était de poids. Le vieux biochimiste avait été infiniment reconnaissant de son intervention et sentait qu’il avait une dette envers elle. Il a cessé de s’en méfier.

- « Je ne peux me résoudre à perdre le spermut…! C’est un atout majeur dans notre lutte et je veux la garantie qu’il nous reviendra à nous, militants anti-nucléaire. Vous devez comprendre que de telles mutations ne peuvent être dissimulées au grand public. Le peuple doit savoir ce qui l’attend si nous continuons ainsi à jouer aux apprentis sorciers durant les siècles à venir avec ces énergies incontrôlables…! Il faut en sortir au plus tôt. On ne peut se contenter d’une promesse de démantèlement à long terme. Et d’ailleurs, il n’est pas dit qu’ils en aient réellement l’intention…! Nous voulons frapper fort, et une bonne fois pour toutes. Le spermut peut nous y aider. Vous pouvez nous y aider…! ».

- « Je ne le pourrai qu’en intervenant. Et le plus tôt sera le mieux… ! Car, je vous le répète : ils finiront par le trouver, et cette fois, je ne serai pas là pour vous tirer d’affaire… ! ».

- « Je comprends… ! Mais il me faut l’assurance que votre intervention se fera dans la transparence, et que tous les scientifiques de confiance nommés sur la liste, ainsi que les médias, seront présents pour témoigner de l’existence du spermut… ! Il me faudra aussi avoir la preuve de votre bonne volonté ; et là, une simple confirmation de mes amis scientifiques n’y suffira pas. Je veux des garanties solides avant d’accepter… ! ».

- « Je ferai en sorte de vous les apporter… ! Mais rappelez-vous qu’une affaire de stupéfiants vous pend au-dessus de la tête. Ma hiérarchie la remettra très vite sur le tapis si vous refusez de collaborer. Je ne veux pas en arriver là. Faites preuve de bonne volonté Mr Hi… heu… Katomi. Retrouvez votre ami et le spermut, et on verra ensuite ce que je peux faire de mon côté…! ».

Elle ne lui laissait avec cette dernière suggestion qu’un mince espoir, mais un espoir tout de même. La finalité de l’affaire lui importait peu en définitive, si tant est qu’elle puisse finir son travail et prouver son dévouement. Le vieil homme est resté silencieux durant un bon moment avant de se décider.

- « J’ai ma petite idée pour contacter Kato. Ça risque de prendre un peu de temps, mais je devrais pouvoir y arriver. Je verrai avec lui si il veut bien négocier un arrangement et je vous en ferai part…! Bien sûr, je ne vous garantie pas que vous retrouverez le spermut, mais vous le trouverez lui, s’il accepte l’accord. Il n’a, de toute façon, rien à se reprocher…! ».

- « Ce n’est pas à moi de convaincre votre ami… ! C’est à vous de le faire et de le persuader de rendre le spermut à qui de droit… ! Et vous devez savoir que vous ne pourrez pas le garder. J’inviterai vos amis scientifiques et les journalistes à le voir et à l’étudier, mais ensuite, il deviendra propriété de l’état ! ».

- « Dites plutôt qu’il retournera d’où il vient…! Le néant ! L’état occultera son existence. Il attaquera les scientifiques et les journalistes qui voudront en parler…! Il serait bien inutile, alors, de divulguer son existence. Il faudrait pouvoir l’exposer aux yeux du grand public. Au Musée des Sciences, par exemple ! ».

- « Ah, ah, ah… ! Ne me demandez pas d’aller jusqu’à corrompre un fonctionnaire de l’état. Ne rêvez pas…! Il lui faudrait, d’ailleurs, à lui aussi, l’aval de l’état…! Vous pourrez plus sûrement compter sur ce dernier, je veux dire l’état, si vous réussissez à le prendre en défaut. Et pour cela vous n’avez que le spermut…! Il vous faut, avant tout, le livrer si vous voulez prouver son existence. Et vite… ! Vos ennemis n’attendront pas que Kato fasse appel à la concurrence pour financer les expertises et pour obtenir des soutiens. Ils agiront …! ».

- « C’est ce qu’il doit tenter de faire depuis le début… trouver des soutiens chez la concurrence. C’est la seule option…! Mais à mon avis, il aura du mal à convaincre quiconque de l’existence du spermut… sans avoir à le montrer. Et il est trop prudent pour l’avoir déjà fait. D’autant plus avec cette histoire de labo pseudo-indépendant… ! C’est sûr, il doit se sentir un peu seul, aujourd’hui, face au tout-puissant lobby nucléaire. Mais ne rêvez pas…! Il ne leur livrera pas le spermut sur un plateau ! ».

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Chapitre n° 17


Dans la zone interdite

La nuit était froide et noire, sans lune. Juchés sur leur vélo, Kato et son compagnon roulaient quasiment à l’aveugle et à la belle étoile. La lumière de leur lampe avant éclairait faiblement le petit sentier qu’ils avaient emprunté, sur un rayon d’un mètre cinquante, pas plus. Plus loin, devant eux, tout n’était qu’obscurité.

À chaque nouveau coup de pédale, Kato avait la désagréable sensation de se jeter dans le vide. Heureusement, son guide connaissait les lieux comme sa poche et s’enfonçait dans la nuit noire avec confiance.

- « Attention…! Un nid de poule sur ta droite ! ».

Kato a évité le trou de justesse.

- « C’est encore loin…? » a chuchoté ce dernier.

- « C’est juste après le talus…! On y est presque ! ».

Le chemin s’est mis à monter. Ils ont gravi la côte en danseuse jusqu’au sommet d’une petite crête, puis sont descendus de vélo. Tout en bas, lointains, posés sous la voute étoilée, sur l’horizon d’une plaine obscure, des points de lumière, certains de couleurs et clignotants, indiquaient l’emplacement de la centrale nucléaire de Fukushima.

- « On y est…! Il ne faut pas trop s’avancer dans les terres. Pas plus d’un kilomètre. Au-delà, on risque de tomber sur les drones de l’armée. Tiens, mets ta lampe frontale et ne relève plus la tête…! ».

Kato et son camarade Riiki, lui aussi militant de la nouvelle génération, ont sorti le matériel dont-ils avaient besoin, de leur sac-à-dos. Combis de protection noires et velues, gants, lunettes, masques, chaussons. La totale. Les sachets plastiques, les carotteuses, les étiquettes adhésives. Rien ne manquait. Riiki a extrait la pièce maitresse du fond de son sac. Un drone. De bonne taille et capable de porter plusieurs kilos de matériel. Un petit bijou de perfection. Prévu en cas de malheur… ! Il a vérifié chaque batterie, puis a remis l’engin dans son sac à dos, avant de prendre les devants.

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L’intronisation

Madame l’Inspectrice était ravissante, exquise, sensationnelle, exceptionnelle et pour tout dire… époustouflante. Sa robe de soirée était d’un noir mordoré et scintillant. Son décolleté fuyant et l’échancrure du dos laissaient apparaitre une peau soyeuse et mate qui agissait comme un aimant sur la main des hommes qui venaient la saluer. Sans fard, ni rimmel, son visage parfaitement soigné et lissé, orné d’un casque de jais idéalement façonné, affichait une sensualité mystérieuse. Elle n’était pas plus provocante, ni mieux affublée que toutes ces dames venues accompagner leur mari, mais elle était tellement plus belle…! Un ange…! Que tout le monde avait remarqué.

Et quel monde…! Que du beau monde…! Des personnalités politiques, de grands administrateurs, des grands patrons. Le commissaire, tout fier, la présentait à qui voulait bien les saluer. Ce qui ne manquait pas d’arriver, chaque fois qu’un homme les apercevait, lui… et elle, plus particulièrement.

Le temps des discours était passé et le banquet, bien entamé. Il y avait foule autour de la majestueuse desserte et un serveur devait repousser les premiers invités déjà servis qui s’attardaient et s’extasiaient devant l’exubérance des plats et la dextérité du chef-cuistot et de ses assistants.

Madame l’Inspectrice grignotait des petits bouts de fruits givrés qu’elle piquait dans sa coupe à l’aide d’un cure-dent. Auprès d’elle, le commissaire s’empiffrait discrètement des mets bien plus conséquents qui ornaient son assiette. Soudain, jaillissant de la grande salle de bal qui jouxtait la salle de banquet, les envolées mélodiques d’une valse et des applaudissements se sont fait entendre.

Dans les secondes qui suivirent, un petit homme étriqué accompagné de son épouse en kimono s’est présenté à eux. C’était le préfet. Le commissaire s’est fendu en deux.

- « Bonsoir, Mr le Préfet. Je suis ravi de vous voir. Bonsoir, Madame…! Très honoré ! ».

- « Bonsoir, mon très cher ami…! Je vous félicite pour votre discernement. Vous avez misé sur la bonne recrue…! Et pour vous, Mademoiselle, encore bravo…! Magnifique opération ! Un sans faute… et sans bavures de surcroit. Vous avez fait du beau travail ! ».

- « Je vous remercie pour le compliment et j’en suis très honorée, Mr le Préfet…! Je n’ai fait que mon devoir ! Mes hommages, Madame ! ». Petites courbettes. Puis le préfet a repris :

- « Ah, si nous avions d’aussi bons éléments que vous dans nos préfectures, Mademoiselle, tous les trafics seraient vite assainis. Ce sont de jeunes comme vous dont le japon a besoin…! De jeunes qui font du zèle. C’est très positif…! Vous irez loin jeune fille… si vous savez danser, bien sûr ! Vous savez…? ».

- « Pas du tout…! Je connais quelques pas de salsa, mais mon expérience s’arrête là ! ».

- « Allons bon…! Il vous faut apprendre des danses plus conventionnelles. Offrez-moi cette danse et je vous promets qu’après un tour de salle vous connaitrez la valse…! Vous permettez…? ».

Le préfet a proposé son bras à l’inspectrice qui a souri en le prenant. Il s'est retourné vers sa femme.

- « Ma chère, je vous laisse en compagnie de mon ami, le commissaire, mais je vous promets la prochaine…! Je vous la ramène tout de suite, commissaire ! ».

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Dans la zone interdite

Kato et Riiki s’étaient arrêtés dans un verger. Des centaines de cerisiers en fleurs les entouraient, sans pourtant que ceux-ci soient visibles dans l’obscurité. Leur parfum impérieux embaumait l’air et rendait compte de leur présence. Accroupi au pied d’un arbre, Kato grattait la terre avec sa mini-pelle et en retirait de la matière qu’il jetait pêle-mêle dans le sachet plastique que son camarade tenait ouvert sous son nez. Un tas d’échantillons composés de feuilles séchés, de fleurs fraiches, de branchages et de brindilles, d’herbe et de plantes de toutes sortes, de terre et de cailloux, était posé à terre contre le tronc du cerisier. À leurs pieds, le halo des lampes frontales éclairaient un tapis d’herbe verte parsemé de petits pétales blancs, duveteux comme des flocons de neiges.

Kato, creusant plus profondément dans la couche de terreau, emplissait le dernier sachet. Riiki a subitement retenu le bras de son ami.

- « Stop…! ».

Tous deux se sont figés. Le bourdonnement, encore lointain, d’un drone de l’armée venait de parvenir à leurs oreilles. Le bruit des rotors a peu à peu augmenté.

- « Putain, merde…! Il vient vers nous ! Il faut faire le cochon ! ».

- « Hein…?! T’es sûr ? ».

- « Pose pas d’question. J’te dis qu’y faut l’faire…! J’me mets à quat’ pattes, si tu préfères ! ».

- « Ben, ouais…! P’têt que j’préfère ! ».

Riiki s’est mis à quatre pattes sans hésiter. Kato est resté paralysé par la gêne, par la honte de l’acte, alors même que le drone semblait parvenir à leur hauteur.

- « Putain, tu t’décides…! On va s’faire gauler ! ».

Kato a hésité encore une seconde, puis s’est jeté à terre en s’excusant.

- « J’y arrive pas…! ».

Riiki lui a sauté dessus.

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À quelques kilomètres de là, les agents dronistes de l’armée visionnaient les images infra-rouge envoyées par leur escadron de drones.

- « Y’a quelque chose, là. Secteur H. Je vais voir...! ».

Le pilote a changé quelques données sur son clavier, puis a repris le commandement de l’appareil.

- « C’est bizarre…! On dirait deux mecs qui s’enculent ! ».

Le second agent a explosé de rire.

- « Qu’est-ce que tu racontes…! Fais voir ! ».

Cachées en partie par le feuillage naissant des cerisiers et les épaisses grappes de fleurs qui en ornaient les branches, les silhouettes, unies dans l’acte, des deux militants, étaient difficilement identifiables. Leurs combinaisons recouvertes de faux poils et leurs masques en forme de groin ajoutaient à la confusion.

- « Ah ouais, t’as raison…! Approche-toi, encore ! ».

- « J’peux pas plus. J’suis au sommet des arbres, là...! ».

- « On voit pas grand-chose…! J’parierai plutôt pour des cochons. Y’en a plein en liberté…! Y z’ont l’air de s’éclater, en tout cas ! ».

- « T’es sûr que c’est pas des bonshommes…! ».

- « Y’a mieux comme endroit pour s’enculer, non…?! Laisse tomber. Ils doivent venir d’une ferme, pas loin...! ».

- « Ils vont tous redevenir sauvages…! » a conclu le pilote.

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Le drone, enfin parti, les deux amis se sont immobilisés un moment avant de se décider à quitter leur inconfortable position. Riiki a repris les choses en mains.

- « C’est pas sûr que ça ait marché, notre truc. Faut dégager vite fait avant qu’une patrouille débarque. Envoie les échantillons ! ».

Kato a ramassé les sachets pour les refiler à son pote qui les a aussitôt scotchés sur la plate forme de son drone. Ce dernier a programmé les données inscrites sur son gps, puis a fait partir l’appareil et son chargement. L’engin s’est élevé au dessus du verger, puis son bourdonnement s’est évanoui dans la nuit noire.

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Kato et son camarade Riiki sont vite retournés sur la crête où ils avaient laissé leurs vélos et sont repartis sur les sentiers jusqu’à leur point de départ, sans rencontrer aucune patrouille. Oïji, l’hôte de Kato, les avait attendus dans la voiture, tous feux éteints. Il s’était garé dans un chemin, à l’écart d’une petite route et hors de la zone interdite. Il avait récupéré le drone et les échantillons bien avant que les deux militants ne réapparaissent. Arrivés sur place, ces derniers ont fourré les cycles à l’arrière du véhicule. Riiki a rangé le drone dans son sac, Kato a rangé les échantillons dans le sien, puis ils ont repris la route. Riiki a été lâché à un croisement. L’aube pointait en arrivant à la ferme. Le matin même, Kato a entrepris de commencer les analyses.

Quelques heures s’étaient écoulées, depuis son retour. Les échantillons s’étalaient sur la nappe plastifiée de la grande table, dans la salle-à-manger, en petits tas bien alignés. Un compteur Geiger muni d’une sonde, ainsi qu’un vieux mixeur, trainaient à côté. Des dizaines de bocaux-éprouvettes, tous étiquetés et emplis d’une eau plus ou moins sale, étaient rangés les uns contre les autres en bout de table… à portée de mon aquarium. J’avais envie de tous les goûter.

Kato s’est saisi d’un des échantillons qu’il venait de préparer et a enfoncé la sonde du compteur Geiger dans le liquide brunâtre. Je l’ai regardé faire. Après quelques secondes le résultat est tombé : néant ! Aucun signe de radio-activité. Ni dans cet échantillon, ni dans les autres, d’ailleurs…!. Je le savais. Je le sentais. Mais Kato s’obstinait.

- « Merde, alors…! Dans celui là, non plus ! ».

- « Tu vois…! J’te l’avais dit. Je peux le savoir, rien qu’en trempant ma queue, dedans…! » ai-je dit.

Unissant le geste à la parole, j’ai plongé le bout de ma queue dans un des bocaux-éprouvettes pour goûter le délicieux breuvage qui y fermentait. Pas un chouïa de radio-activité…!

- « Arrête de faire ça, Spermut…! Ça fausse mes données ! ».

- « Tu parles…! Je suis pas plus radioactif que ta sonde ! ».

- « Ah, ouais…! Elle est neuve ! Mais p’têt qu’elle déconne…! J’vais vérifier ! ».

Kato s’est levé et est allé mettre la sonde dans l’eau de mon aquarium. Le taux de radio-activité est effectivement monté et le compteur a émis de légers crachotis.

- « T’es encore dans les normes…! Mais, limite ! ».

Otsu est entrée dans la pièce au même instant. En petite tenue de dormeuse et avec l’air d’une ingénue.

- « Salut…! Tu aurais dû me réveiller pour que je vienne t’aider ! ».

Tout en disant cela, elle s’est avancée vers moi pour m’embrasser.

- « Salut, Spermut…! ».

Kato n’a pas manqué d’apercevoir la magnifique chute de rein d’Otsu lorsque celle-ci a collé son bassin contre l’arête de la table et s’est penchée au dessus de l’aquarium pour me donner un baiser. Il a rougi comme une écrevisse.

- « J’voulais pas te réveiller…! J’ai déjà presque fini...! ».

- « Et alors…?! ».

- « Alors, rien…! Taux de radioactivité parfaitement naturel sur la moitié des échantillons. Et ils viennent tous du « couloir de la mort », où le nuage est, soit disant, passé. Y’a plus aucun doute ! ».

- « T’es vraiment sûr…! ».

- « Plus que sûr…! » ai-je répondu. « S’il en trouve un seul de pollué, je veux bien arrêter la bière toute une semaine ! ».

- « Tu veux un café…! » a demandé Otsu depuis la cuisine.

- « Ouais, merci. J’vais faire une pause…! Ramène le journal. J’ai pas fait les petites annonces, hier ! ».

- « Une bière, pour moi…! » ai-je crié à Otsu.

Kato a fait le vide devant lui pour libérer un bout de table, puis Otsu est revenue, un plateau dans les mains, avec le café, la bière, les clopes et le journal. Elle s’est assise auprès de Kato et a toute de suite allumé une cigarette.

Le pauvre Kato n’en pouvait plus de respirer l’odeur un peu acre et parfumé de la jeune femme, et de voir les reflets du soleil sur sa peau veloutée. Il s’est concentré sur le journal pour tenter de calmer ses ardeurs et a bu son café en lisant les petites annonces. Otsu a bu le sien en fumant sa cigarette du matin et en m’observant tendrement. J’ai sifflé ma bière à la paille en une longue et bruyante gorgée.

Soudain, Kato a sursauté.

- « Écoutez ça…! Je crois que c’est de mon vieil ami Hiro ! Ça dit : Non, Bruce Lee ne serait pas devenu obèse s’il vivait encore. Visite exceptionnelle de l’école d’arts martiaux Bruce Lee and Co, toute la semaine de 13h à 14h. Première adhésion gratuite…! Je suis certain que c’est lui. Il connait mon tee-shirt à l’effigie de Bruce Lee obèse. Il connait l’adresse de l’école où je m’entraine et sait que je me plaignais des prix trop élevés. Ça coïncide…! Il doit vouloir me contacter ! ».

Otsu s’est inquiétée immédiatement.

- « Tu dois faire attention. C’est peut-être un piège de la police, ce rendez-vous…! ».

- « Tu es folle…! Mon vieux « Hiro Shima » ne me ferait pas un coup pareil. J’ai entièrement confiance en lui…! Il faut absolument le contacter pour le convaincre de nous aider. On a besoin de lui ! ».

J’ai confirmé :

- « Eh, oui…! Sans lui, pas de repenti ! Pas de site ! Pas de Spermut ! Roooh…! ».

- « Il faudra prendre nos précautions…! » a conclu Otsu.

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Otsu avait préféré s’occuper elle-même de contacter le vieux biochimiste et de planifier son séjour à la ferme. Le vieil homme avait immédiatement accepté la proposition de la jeune femme lors de leur premier rendez-vous, trop heureux de retrouver Kato et le Spermut, et de se sentir à nouveau utile à quelque chose.

Mr Hiro a débarqué du train sans bagages et s’est retrouvé le seul voyageur sur le quai. Personne ne l’attendait. Il est sorti de la gare et a attendu, debout, mains dans les poches, face au parking vide. Aucune voiture à l’horizon. Pas de taxi, ni de car. Personne d’assez sensé n’était censé descendre dans ce trou perdu en dehors des heures de pointe.

Soudain, au bout de quelques minutes, un véhicule est apparu sur la route et est venu s’arrêter devant le vieil homme. Otsu était au volant.

- « Montez…! ».

Aussitôt dit, aussitôt fait. La voiture a redémarré; direction, la ferme…! Mais avant une petite étape s’imposait. Otsu a bifurqué et a pris un chemin qui les a menés à l’écart de la route, derrière un bosquet de bambous. La jeune femme a stoppé le véhicule, a pris un paquet posé près d’elle et l’a tendu au vieux biochimiste.

- « Voilà de quoi vous vêtir et vous chausser…! Vous remettrez vos propres vêtements et chaussures dans le paquet. On vous les remboursera…! Faites vite et n’oubliez rien. Ne vous inquiétez pas, personne ne passe jamais par ici ! ».

Le vieux Hiro a regardé Otsu d’un air surpris, puis a lâché trois mots empreints d’ironie… et d’un peu d’amertume… avant de s’exécuter.

- « La confiance règne ! ».

Il est sorti et est allé à l’arrière de la voiture pour se changer. Otsu en a profité pour allumer une cigarette. Elle a ouvert la vitre de la portière et a recraché la fumée à l’extérieur. Puis enfin, très discrètement, en faisant mine de se refaire une beauté, a repositionné le rétroviseur afin d’espionner le vieux biochimiste.

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Chapitre n° 18

Le repenti

Enfin…! Après une semaine de laborieux essais de tournage et de montage vidéo, le site « Le Repenti » était diffusé sur internet. Otsu était retournée à Tokyo, dans un cyber-café, pour le poser sur la toile. Elle avait aussitôt prévenu un large cercle de militants et déjà, des dizaines de vidéos tournaient sur you-teub et sur fesse-book.

Au dernier étage d’une grande et audacieuse tour, un groupe d’intimes ayant précipitamment décidé d’une réunion secrète au sommet, s’était réuni dans un appartement loué pour l’occasion. Il y avait là, tous les grands bénéficiaires de l’escroquerie immobilière que « Le Repenti » venait de dénoncer sur internet. Effarés par tant d’impertinence…! Ils n’en croyaient pas leurs yeux, ni leurs oreilles. Toute la vérité étalée comme ça, au grand jour, sans aucune preuve. C’était pire qu’une mise en examen !

Aucun n’avait été nommé par le site, mais déjà sur les commentaires, des rumeurs malveillantes impliquaient certains d’entre eux. Assis autour d’une grande table de bois vernis, ils étaient tous très remontés et prenaient des airs de mafieux en guerre. Un projecteur diffusait les images du site incriminé sur un des murs de la salle de réunion.

Otsu finissait de présenter le site et invitait Kato à prendre la parole.

- « Notre journaliste d’investigation, dont je tairai le vrai nom, mais que nous connaissons sous le pseudonyme de Kato, va nous rapporter, maintenant, la chronologie des faits tel qu’il les a vécus. Je vous laisse la parole…! ».

- « Merci…! Bonjour, chers internautes, chers militants anti-nucléaire, comme vous le savez, une exceptionnelle et très étrange découverte va, ici, vous être dévoilé. J’en suis un des témoins privilégiés et j’ose prétendre vous dire toute la vérité, preuves à l’appui, sur les turpitudes malsaines du lobby nucléaire…! Nous connaissons tous les dangers du nucléaire, nous sommes conscients des risques de pollution et de mutation génétique que cela implique sur le long terme et en cas d’accident majeur. Ce que nous avons découvert, de concret et d’analysable, cette terrifiante et extraordinaire découverte que nous avons faite, confirmera ces dangers. Mais il y a peut-être pire avec ces révélations impliquant de grands responsables dans une vaste escroquerie immobilière liée au démantèlement des centrales nucléaires…! Oui, vous avez bien entendu. Le malheur des uns fait encore le bonheur des autres. Certaines très hautes personnalités cherchent ainsi à profiter du tsunami qui a ravagé nos côtes pour amorcer un démantèlement prévu de longue date. Un démantèlement ne représentant aucun intérêt financier pour eux, bien au contraire, même en sachant que l’état en assurera le financement. Ne voulant pas partir les mains vides, ces escrocs à col blanc ont forcé toute une population à le faire à leur place…! Je les accuse de complot visant à spolier les territoires soi-disant pollués dans le but d’y installer des stations balnéaires. De faux et usages de faux, de mensonges et de manipulations médiatiques, de spoliation illégale, de mise en détresse des populations, etc…! J’apporte, ici, tous les éléments pour le prouver… ».

Le maitre de cérémonie à fait un arrêt sur image.

- « Il ne va pas jusqu’à dire, comme le font déjà certains autres sites du même acabit, que le tsunami a été provoqué par des essais nucléaires américains dans nos eaux territoriales, mais c’est tout comme. Ils pensent que nous sommes capables de tout…! La vérité est sur le tapis, maintenant. À nous de miser gros pour tout ramasser. Au bluff…! Rumeur contre rumeur ! Nous avons GreenPiss de notre côté, profitons-en ! ».

- « Vous voulez opposer GreenPiss à des militants anti- nucléaires…? Je doute qu’ils acceptent. Va pour informer le monde des chiffres qu’on leur donne, mais de là à affronter un site ultra populaire, et il n’y a qu’à voir le nombre de vues que ce dernier a fait en deux jours, il y a un pas qu’ils ne voudront peut-être pas franchir…! Ils ont encore des adhérents ! ».

Quelques participants ont ricané, sensibles à la petite touche d’ironie. Un homme au visage sévère, un haut-magistrat, est intervenu.

- « À mon avis, les commentaires, même accusateurs, restent dans le domaine de la moquerie et de l’humour bon enfant de nos concitoyens. La majorité ne prend pas ce site au sérieux. La plupart croit avoir affaire à un show…! Il faut surfer sur l’idée, le rendre plus ridicule qu’ils ne l’est…! Et pour ceux qui y croiraient, le faire passer pour un site irresponsable et dangereux au vu des risques sanitaires qu’il fait prendre à la population en cas de retour. GreenPiss confirmera…! Ne nous affolons surtout pas. Nous sommes protégés par l’anonymat de nos compte et agences off-shore. Ne l’oublions pas ! ».

- « Il n’en reste pas moins que mon nom est cité dans cette affaire…! Nous pourrions, au moins, tenter de bloquer les commentaires ! ».

C’était le préfet, celui avec lequel la belle inspectrice avait valsé, qui venait de parler en ces termes. Le pdg de Depko qui en avait vu d’autre, a rétorqué :

- « Ce serait imprudent…! Contre-productif ! Croyez-moi, j’en sais quelque chose. Laissons les devenir les plus méchants…! Et nul besoin de trolls. Ils le font très bien tout seul ! ».

Le maitre de cérémonie a repris la conduite du débat.

- « Bien…! Je pense que nous sommes tous d’accord pour rester prudent et serein. Ce ne sont que des extrapolations basées sur une logique partisane. Jouons les blasés, les harcelés, comme d’habitude, et le soufflé retombera de lui-même…! Passons au problème du spermut, maintenant, si vous le voulez bien, et voyons la suite ! ».

Il a fait glisser le curseur avec sa télécommande jusqu’à l’endroit désiré et a fait apparaitre Mr Hiro à l’écran. L’image était fixe. Le vieux biochimiste était vêtu d’une chemise élégante à col mao, légèrement entrouverte. Il était impeccablement coiffé et laqué, et portait une fine chevalière en or à la main gauche. Il avait ainsi un petit air de chef mafieux à la retraite. Une sorte de cube recouvert d’un tissu noir, mon aquarium, était posé près de lui, sur la table.

Le maitre de cérémonie a repris son discours.

- « Le spermut est notre gros problème…! C’est lui qui fixe l’attention des spectateurs et qui nous rappelle à eux. Et il est parfaitement crédible à l’écran. On y croit…! Notre atout, pour le moment, est qu’il passe pour une supercherie aux yeux du grand public. Même les militants anti-nucléaire ont du mal à admettre son existence. Celle-ci est malgré tout confirmée par quelques-uns d’entre eux, et l’info est largement partagée sur les réseaux sociaux… ! Nos « héros » n’ont sans doute pas encore tenté de contacter la concurrence, mais ils le feront. Et ce Mr Hiro est tout à fait capable de la convaincre. Il propose d’ailleurs des échantillons du spermut à qui en veut…! Bien que nous ayons retrouvé son géniteur et « récupéré l’arme du crime » pour qu’on ne puisse faire de lien formel avec ce dernier, la moindre analyse du spermut conduirait à lui ! Je veux dire… qu’elle apporterait la preuve qu’une mutation génétique a affecté son a-d-n ! ».

Le maitre de cérémonie a relancé la vidéo.

- « Bonjour, chers internautes…! Je me nomme Maitre Hiro et je suis biochimiste, diplômé de l’université de Tokyo où j’ai longtemps été professeur. Chacun d’entre vous pourra vérifier la véracité de mes dires sur le site de la dite université…! J’ai récemment fait les choux gras de la presse populaire lors de ma libération, et j’y ai été accusé de trafic de drogue. Il est vrai que j’ai aussi travaillé pour un clan yakusa durant de nombreuses années, mais en tant qu’analyste. Mon rôle se limitait à analyser la qualité des produits que ces messieurs achetaient, et non pas à les fabriquer. Aujourd’hui, je suis en liberté surveillée et sous protection policière, avec un nouveau patronyme qui me garantit l’anonymat. Bien qu'ayant échappé à la vigilance de la police, je ne me considère pas comme un fuyard. Je ne me considère pas non plus comme un traitre vis-à-vis du clan qui m’a employé, puisqu’aucun de leurs membres n’a été identifié. Ce terme de « Repenti » définit avant tout un sentiment. Un désir de vérité qui m’étreint et me force à agir, et qui doit, vous aussi, vous étreindre et vous pousser à dire votre vérité…! Mon ami, Kato, vous a donné connaissance de l’existence du spermut. De cette incroyable mutation générée par la radio-activité. À moi, maintenant, de vous convaincre de sa réalité…! Vous n’êtes malheureusement pas auprès de moi pour le vérifier de visu, ce qui vous aurait immédiatement convaincu, et je ne peux au regard des technologies et écrans qui nous séparent, prétendre vous montrer la vérité. J’ai pourtant l’espoir que le réalisme des images qui vont suivre en prouvera la véracité…! Je sais que le fait même de son existence vous parait absurde. Vous pensez qu’un spermatozoïde microscopique ne peut atteindre la taille d’une grosse souris… mais c’est sans compter sur les terribles effets que la radio-activité provoque sur nous, sur le long terme. Le gigantisme en est une des conséquences désastreuses et il est fréquent chez de nombreux êtres ou végétaux irradiés…! À ce propos, je réitère l’appel fait précédemment aux ouvriers de Fukushima, notamment s’ils résidaient dans les environs de la centrale ou en étaient originaires, de nous contacter par mail afin de détecter d’éventuelles mutations proches de celle que nous avons découverte…! La mutation qui a affecté le spermut, est exceptionnelle et elle résulte très certainement de mutations génétiques précédentes ayant affecté, le géniteur de spermut et avant lui, son père...! En le découvrant, et si vous y croyez, vous le définirez comme un être extraordinaire, exceptionnel, mais ne vous y fiez pas, le spermut reste une erreur génétique qui n’aurait pu voir le jour sans radio-activité, et qui plus est, est totalement stérile. Cette stérilité est d’ailleurs la preuve terrifiante, aussi improbable soit-elle, que l’humanité peut disparaitre…! Voici donc, la preuve vivante des méfaits irréversibles de la radio-activité sur le corps humain. Voici le « Spermut »…! ».

À l’écran, Mr Hiro a soulevé le voile noir qui recouvrait mon aquarium et je suis apparu. Quelle blague…! J’avais l’air d’un poisson crevé flottant à la surface de l’eau, le ventre à l’air. Je faisais le mort…! Parfaitement immobile. Mon flagelle tombait droit comme un i au fond de l’aquarium. J’en riais intérieurement. Mr Hiro et tous les autres devaient déjà froncer les sourcils. Le vieux biochimiste a tapé du doigt contre le vitrage de l’aquarium pour me réveiller. Je n’ai pas réagi. Il fallait faire durer le plaisir, faire monter l’angoisse. Leur gorge devait se nouer, maintenant. Hi, hi, hi…! Leur cœur allait bientôt s’emballer. Mr Hiro a tapé à nouveau, plus sévèrement, pour me rappeler à l’ordre. Sans réaction de ma part…! Il était tout près de me repêcher quand j’ai brusquement fait volte face et me suis redressé hors de l’eau face à la caméra. J’ai souri et ai fait un gros clin d’œil aux internautes.

- « Salut les internautes…! J’m’appelle Spermut ! Eh, ouais, je parle…! Je fume, je bois, je pète, je rote, je bouffe comme quatre, aussi. Tout comme vous, les potes ! ».

Là, j’ai fait un joli looping sous l’eau, avant de reprendre mon texte. J’improvisais un peu, histoire de le rendre plus attrayant.

- « Et je ne suis pas le résidu d’capote de Mr Fantastique…! Ouais, d’accord, je suis peut-être un mutant stérile et inutile, mais j’carbure du ciboulot. J’ai une conscience, des sentiments… humains, comme les vôtres. Je ne suis pas qu’un cobaye à analyser, et encore moins à disséquer…! Je veux bien, pour la bonne cause, jouer les emmerdeurs, comme mes amis, mais comme eux, aussi, j’aspire à la paix…! Je suis là, j’existe. Il faut l’accepter. Le comprendre et le rectifier ! ».

Le maitre de cérémonie à mis la pause.

- « Comme vous le voyez, le spermut est parfaitement crédible. Complètement réaliste…! Il crève l’écran...! ».

En effet, le spermut semblait bel et bien réel, très loin de la marionnette ou d’un quelconque avatar virtuel.

- « Il suffit que la concurrence y croit pour qu’elle parte en bataille…! » a conclu le maitre de cérémonie.

- « Il nous faut le spermut…! » a rétorqué l’un des membres.

- « Mon inspectrice est sur le coup…! » a répondu le préfet. « Elle a peut-être réussi à mettre ce Maitre Hiro, de son côté. Mais il faut attendre qu’il se décide. Elle pense qu’il n’ira pas jusqu’à l’affrontement et qu’il finira par la prévenir avant que l’on soit forcé d’intervenir ! ».

- « Pourquoi ne pas intervenir dès maintenant, avant que la concurrence s’en mêle…? ».

- « Parce qu’il faudrait mettre toutes les polices du Japon à pied d’œuvre, pour cela, et en toute discrétion. Trop de négociations en perspectives…! C’est une option qu’il faut éviter à tout prix ! ».

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En vérité, Madame l’Inspectrice mettait un point d’honneur à laisser agir le vieux biochimiste et sa bande de militants anti-nucléaire. Les révélations de Kato sur l’escroquerie immobilière liée au démantèlement de la centrale, sur les fausses informations concernant le taux de radio-activité atteint sur la zone interdite, sur la spoliation des habitants réduits à vendre leurs terres au dessous de leur valeur réelle, plus particulièrement si une station balnéaire devait y être édifiée, l’avaient intimement choquée. Elle y trouvait d’ailleurs une légitimité à sa propre action. S’élever…! S’élever toujours plus haut…! Remplacer la vieille école !

Elle savait parfaitement où se trouvait Mr Hiro et lui aussi savait qu’elle savait. Ce dernier avait chié le micro-récepteur qu’elle lui avait fait avalé avant son départ, voilà plus d’une semaine, et celui-ci flottait en surface dans la fosse septique de la ferme. Elle en captait les signaux sur son gps.

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De son côté, après avoir attendu vainement quelques nouvelles de sa dulcinée, Kenji s’était remis à espérer. De voir Otsu, belle comme le jour, présenter le site du « Repenti » lui avait donné du baume au cœur et il avait pleinement le cœur à l’ouvrage. Il s’était senti à nouveau si concerné, qu’il avait immédiatement réuni ses amis militants les plus fidèles pour tenter de répondre concrètement aux appels lancés par le site.

Ils étaient une poignée et projetaient, ensemble, de coordonner les plaintes portées à la fois par les habitants spoliés de leurs terres, ainsi que par les ouvriers de la centrale qui craignaient maintenant d’être irradiés et s’inquiétaient d’une éventuelle mutation affectant leur bollocks. De jeunes avocats les aidaient bénévolement avec le vif désir de plaider, un jour, en leur faveur, car l’affaire était énorme.

Ils passaient une grande partie de leur temps à surfer sur internet, « youteub » et « fesse book », via les commentaires, afin de connecter tous les participants, habitants spoliés et ouvriers, les uns avec les autres. Ils avaient eux-mêmes, créer un site de conseils juridiques, directement lié au site du « Repenti ». Leur projet portait déjà ses fruits.

Une nouvelle vidéo venait d’être postée sur la toile et tous la visionnaient. Tous les écrans diffusaient la même chose et chacun était concentré sur l’image, face à son ordinateur, pour regarder mes dernières facéties ! Et, par tous les seins, il est vrai que je m’en donnais à cœur joie. Je débordais d’inventivité. Toujours à la recherche d’une nouvelle blague à faire pour amuser les internautes…! Tant et si bien que mes débordement ont fini par prendre trop de place et que ma seule présence a suffi.

J’avais troqué la capote rose fluo à la fraise dont je me couvrais habituellement le haut du crâne pour une crête punk, dressée au rimmel et faite à partir d’un faux cil appartenant à mon étudiante préférée, Otsu. Ce faux cil je me le collais en général sous l’œil gauche, style orange mécanique, mais l’ambiguité et le côté décadent du personnage incarné n’avaient pas plu à tout le monde et j’avais dû y renoncer.

- « Salut, chères petites têtes brûlées…! Le Spermut vous salut. ! ». Là, j’ai craché l’eau de mon aquarium, préalablement bue et stockée dans mes bajoues, en un long jet qui a plongé vers la caméra. Bien crade…! À la punk…!

- « Une p’tite bière avant d’commencer…! ». Cette fois, j’ai chopé la canette de 33cl posée sur la tablette que notre hôte avait confectionné en guise de bureau pour faire genre plateau-télé, et je l’ai décapsulée en la crochetant du bout d’la queue. J’ai bu une bonne gorgée et j’ai fait un renvoi. On pouvait y aller !

- « Bon, d’abord…! Un grand merci de la part de toute l’équipe, à nos amis qui nous soutiennent et agissent activement sur internet. Nous cautionnons les actions menées par certaines de leurs associations dont nous dressons la liste à la fin de la vidéo. Bravo à eux…! Merci les filles ! ». J’ai fait un clin d’œil.

Kenji et ses amis militants ont explosé de joie. Moi, j’ai continué sur ma lancée.

- « Aujourd’hui, les amis, j’ai décidé de me sacrifier. Ou plutôt… pour être franc… j’ai accepté. Car, évidemment, ce n’est pas par gaieté de cœur que l’on se sépare d’une partie de soi-même. Si infime soit-elle…! Maitre Hiro m’a raconté, pour me convaincre, que vous, humains, le faisiez parfois. Mais franchement…! Se faire couper le bout d’la queue, ça s’discute…! Non…?! Ça s’fait pas à la légère. Faut une sacrée motivation…! J’en ai, bien sûr. J’adhère à la cause. Mais tout d’même…! Bon, ça n’a pas été simple, mais je me suis fait à l’idée… et d’autant mieux quand j’ai compris que la mienne allait vite repousser…! On peut tout de même dire que c’est un sacrifice…! C’est donc décidé; ce soir, on coupe ! Pas grand-chose, heureusement. Même pas les quelques centimètres que j’me fourre dans la bouche, le soir, pour avoir un truc à sucer avant d’m’endormir…! Mais ça d’vrait suffire. À quoi, d’après vous…? À faire plein de petits échantillons pour les labos qui veulent bien les étudier…! Car eux aussi, les labos, il faut les convaincre de mon existence et les forcer à entreprendre des analyses indépendantes pour le compte de la concurrence. Et ceux qui s’opposent au lobby nucléaire en investissant dans les énergies renouvelables, ont tout intérêt à le voir s’effondrer s’ils veulent s’imposer. N’est-ce pas, messieurs, dames, les actionnaires…! Tous à vos claviers pour signer la nouvelle pétition du « Repenti » sur Archange.org : Je crois en Spermut ! Et vous les spoliés, les irradiés, faites vous entendre. Réunissez-vous sur les forum, à travers les commentaires. Créez des associations, puis fédérez-les. Nos avocats sont là pour vous aider. N’hésitez plus…! À tous les autres… aux citadins des métropoles, moins concernés par les risques d’accident nucléaire et par les pollutions locales, trop lointaines… je veux les prévenir qu’ils ne sont pas pour cela, hors de danger. Si la contamination radio-active présente de moindres risques pour les populations éloignées, la contamination génétique, elle, en comporte de plus insidieux, tout aussi diffus et invisibles. Les mutations qui risquent d’affecter les générations futures aux termes de rencontres hasardeuses, seront tout aussi difficiles à éliminer que les déchets nucléaires…! De nombreux ouvriers du nucléaire sont concernés par ces mutations, des milliers peut-être, et très certainement déjà contaminés. On ne peut pas les enfouir sous la terre pour les stocker. On ne va pas les euthanasier, non plus…! Combien de leurs enfants sont aussi atteints par cette mutation génétique, combien de leurs petits-enfants…? Et ça ne s’arrête pas là. C’est l’humanité toute entière qui peut en pâtir au fil du temps…! Vous imaginez-vous… avec des spermuts, comme moi, stériles… sortant de vos couilles…? À quoi vous serviraient-ils...? Et vos femmes, auront-elles des ovules à pattes d’araignée qui leur grignotent l’intérieur…? Pensez-y…! Réfléchissez aux conséquences, peut-être irréversibles, que cela entrainera…! Aux risques que vous courez d’ores et déjà… puisque j’existe et que je suis là, devant vous, pour le prouver…! Les X-Men et les 4 fantastiques, ça… ça n’existe pas. C’est du cinéma. Mais pas le Spermut. Et je sais de quoi je parle…! Je ne suis pas fait d’effets spéciaux. Je suis un mutant, victime du nucléaire. Un monstre, en vérité. À l’image de son seul vrai père : le nucléaire. L’agent mutagène qu’il faut combattre avant tout…! Il est le seul responsable de mon existence… et peut-être de celle de millions d’autres comme moi, qui errent dans la nature ou s'impatientent au sein de vos parties génitales. C’est pourquoi il faut en finir avec le nucléaire. Sans plus attendre. Sans plus rien en attendre d’autre qu’un risque toujours plus grand au fil des ans…! Des énergies renouvelables moins polluantes nous ouvrent la voie. Et elles sont multiples…! La fermentation, le solaire, l’éolien, l’hydraulique, la géothermie, qui ont aussi la vertu d’être locales. Avec elles, plus aucun risque de voir apparaitre des mutations…! Et c’est la possibilité d’une indépendance énergétique pour le Japon, notamment à l’égard du pétrole et de l’uranium. Un acte de politique international, en somme. Un acte patriotique ! Une quenelle d'empereur ! ».

Nouveaux applaudissements. Certains militants se sont mis à rire de l’audace du spermut et à lancer des vivats de patriotes-nouvelle-génération. Kenji souriait lui aussi, un peu frustré, tout de même, de ne pas être de l’autre côté de l’écran avec Otsu et ses amis pour les aider. Il se faisait une raison en les soutenant à sa manière, du mieux qu’il pouvait.

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Chapitre n°19

L'émasculé

Assis dans son lit, adossé sur un gros tas d’oreiller, mon géniteur avait passé le premier jour de sa convalescence à se rassurer de la présence de ses testicules après opération. Les médecins l’avaient assuré qu’il n’y perdrait que les matrices déficientes et garderait ses bourses intactes. Vérification faite, elles étaient bien là, toutes violacées. Ces dernières, recolorées à la Bétadine, étaient à l’air libre, posées entre ses cuisses sur un épais pansement de ouate qui en épongeait les suintements. La douleur était sourde. Il jetait un coup d’œil dessus toutes les cinq minutes et se retenait pour ne pas les tâter du bout des doigts.

Dissimulé sous le drap, son pad diffusait la dernière vidéo du « Repenti ». On m’y voyait en train de me rincer le gosier. Toc, toc, toc…! Mon géniteur a brusquement retiré ses écouteurs et a éteint son pad avant de le glisser sous les oreillers. Avant que le docteur n’entre, il feignait de s’intéresser au reportage qui passait à la télé.

- « Bonjour, Mr Sudoku…! Comment allez-vous…? Ce n’est pas trop douloureux…! ».

- « C’est supportable ! ».

- « C’est la cicatrisation. Pour le reste, ça ne peux plus faire de mal, il n’y a plus de matrice. Plus aucun risque de mutation. Vous ne fabriquerez plus de spermatozoïdes, mais vous ne perdez pas pour autant la faculté d’avoir des éjaculations. Dans deux, trois semaines, vous aurez récupéré…! Voyons voir ça…! Eh bien, c’est très beau. C’est proprement fait…! Pas d’inflammation. Pas de saignement…! Vous aurez une petite sensation de fraicheur au début, à cause des prothèses, mais vous vous y habituerez très vite. D’ici deux jours vous pourrez bouger seul de votre lit et dans une semaine vous êtes sorti…! Si vous avez mal, sonnez l’infirmière…! Je reviens demain comme convenu, avec le ministre de la santé, si cela vous convient toujours…! ».

- « J’veux pas qu’il voit mes couilles, celui-là…! ».

Le médecin s’est marré.

- « Ne vous inquiétez pas, il ne vient pas pour faire votre diagnostic…! Allez, à demain ! ».

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Chapitre n°20

Le lien

Madame l’Inspectrice venait d’entrer dans le bureau du préfet. Le garde a refermé la porte sur elle. Le préfet c’est aussitôt jeté de son siège pour accueillir la nouvelle venue.

- « Jenzu…! Vous permettez que je vous appelle ainsi, par votre prénom…?! Je vous autorise à faire de même, nous sommes entre amis…! Soyez la bienvenue ! Venez, allons discuter au salon, nous serons bien mieux ! ».

Ils se sont installés l’un en face de l’autre, dans les larges canapés de cuir qui encerclaient une immense table basse laquée, noire et or.

- « Voulez-vous boire quelque chose, vous rafraichir…? ».

- « Non, merci…! Je bois peu dans la journée ! ».

Le préfet a pris le temps d’allumer une cigarette et d’en tirer une bouffée. Il a recraché la fumée en l’air, puis a pris la parole.

- « Je vais être très franc avec vous, Jenzu…! Vous avez de l’ambition et c’est ce que j’aime, chez vous. Mais cela ne suffit pas. Nous devons créer un lien avant d’aller plus loin. Un lien indéfectible entre vous et « nous ». Vous me comprenez…?! ».

L’inspectrice a hoché la tête. Bien sûr, qu’elle comprenait.

- « J’en suis fort aise…! Je continue donc ! Vous êtes une des rares à connaitre la réalité du « Spermut ». Mais je crois savoir que vous êtes moins intéressée par le sort de cet animal que par la rumeur d’une éventuelle escroquerie immobilière. Vous devez penser qu’elle existe, elle aussi. Je me trompe…?! Non, bien sûr…! Et vous êtes plus que suspicieuse…! Mais vous savez aussi qu’il est impossible pour vos services d’en faire la preuve. C’est un secret-défense, pour ainsi dire…! Je vous propose pourtant d’y participer… C’est le lien dont je vous parlais…! Inutile pour vous d’en apprendre d’avantage, mais vous pouvez rapidement devenir la propriétaire d’un petit terrain qui vaudra cher quand vous prendrez une retraite bien méritée. Qu’est-ce que vous en dites…? ».

- « Je suis très étonné par votre franchise, Eiji, mais aussi très honorée. Je me sens obligée d’accepter un tel honneur. Et j’espère que cela confortera votre confiance en moi pour ce poste de sous-préfète que vous me devez. Une promesse suffira…! ».

Le préfet lui a fait un grand sourire, qu’il a eu un peu de mal à contenir, puis a repris la parole.

- « Je vous le promets, ce poste. Votre candidature passera avant toutes les autres…! Vous devrez signer un document pour le terrain, mais ce n’est pas pressé. Je vous ferai signe dès que je l’aurai obtenu…! Vous êtes des nôtres, ma chère Jenzu. Bravo ! ».

- « Je m’en félicite…! Merci, Eiji ! ».

- « Ah, ah, ah, ah…! Moi aussi ! ».

Il a tiré une dernière taffe sur sa cigarette à moitié consumée avant de l’écraser dans le cendrier.

- « J’avais besoin d’avoir votre parole…! ».

- « Vous voulez dire, mon silence…! ».

- « Disons, un peu des deux…! Bien…! Puisque le sujet est clôt, parlons un peu du spermut…! À part quelques privilégiés, dont nous sommes, personne ne peut prouver son existence. Le grand public croit toujours à une supercherie, malgré qu’il en soit fan…! Nos concurrents sont méfiants et n’ont toujours rien tenté contre nous. Ils pensent que nous voulons les pousser à nous attaquer sur le sujet pour mieux les contrer…! Ils ne veulent pas se ridiculiser si tout cela s’avérait faux…! Le public doute et cela va durer…! Ce spermut n’est peut-être plus un problème. Et je me demande, même, s’il n’est pas plus bénéfique qu’on le croit. Les médias officiels ne valideront jamais son existence, et l’absurdité de la chose finira par rendre les propos du site tout aussi absurdes. Je crois que vous pouvez laisser tomber…! Si ce Mr Hiro tentait de se rendre, vous devriez même l’en dissuader. Pour le moment, en tout cas…! Après, dans quelques temps, je ne sais pas. Peut-être auront nous besoin de nous débarrasser du spermut, une bonne fois pour toutes ! ».

- « Mr Hiro est dépendant de ses allocations. Il lui faudra, donc, sortir de l’anonymat à un moment ou à un autre s’il veut les percevoir. Notre seule chance de le retrouver, car je ne compte plus sur lui pour trahir ses amis, est de surveiller ses nouveaux comptes bancaires. J’ai besoin de l’aval du procureur pour cela, mais je voulais d’abord avoir votre avis…! ».

- « Eh bien, Mr le Procureur ne fait pas partie de notre petit cercle d’amis et s’il ne s’invite pas de lui-même, nous ne le ferons pas à sa place…! Évitons de lui mettre la puce à l’oreille. Mr Hiro et le spermut ne sont plus un problème. Ce sont ces associations de défense qui nous posent un vrai problème. Et c’est au procureur d’ailleurs, qu’elles s’adresseront. Alors, restons discrets de ce côté…! L’achat de ces terrains est parfaitement légal. Leurs plaintes ne seront même pas examinées… si nous restons discrets…! Laissons couler ce « Repenti » sans faire de vagues. Avec le temps…! Le spermut ne vivra que quelques années de toute façon. Occupez-vous de votre carrière, dorénavant, ma chère…! J’ai besoin de vous à mes côtés ! ».

En vérité, le préfet, malgré ses prévenances, avait, depuis longtemps, planifié sa stratégie à l’égard de l’inspectrice. Il la faisait surveiller par une cellule privée des services secrets… c’est-à-dire, de très près… depuis quelques semaines, déjà. Il n’avait rien trouvé à lui reprocher, mais restait suspicieux et voulait être certain de sa fidélité. Il comptait interrompre la surveillance dès qu’il aurait obtenu la signature de l’intéressée qui la liait à lui.

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Chapitre n°21

L'arrestation

L’inspectrice savait que le préfet avait raison sur toute la ligne. Que même le procureur, si celui-ci tentait quelque chose, tomberait facilement dans « leur » filet. Que le « Repenti » resterait à jamais une supercherie aux yeux de la population. Que les simagrées des habitants spoliés et des ouvriers irradiés passeraient pour ce qu’elles étaient. Et qu’aucun d’eux ne se sentait assez combatif pour le grand affrontement. Ils n’étaient pas nombreux, à l’instar des militants qu’elle recherchait, ceux qui trouvaient en eux la volonté de lutter jusqu’au bout et par tous les moyens. Elle se sentait, d’ailleurs, bien plus proche de ces derniers que des guignols de la haute qui fréquentaient les bals de luxe.

Elle appréciait l’audace féroce et naïve du « Repenti ». Et celle de leurs membres. Du vieux Hiro, de la jeune Otsu, et du fringant Kato. Ce dernier, looké comme un prince, l’avait séduit. Elle l’avait aussi vu, avec crête et bomber, sur des photos de manifestation, et le contraste l’avait saisie. Elle le trouvait d’autant plus séduisant qu’elle le savait innocent de tout délit et que son casier judiciaire était vierge. Aussi pure et immaculé qu’elle l’était elle-même. De son point de vue, leur combat était juste et légitime. Elle haïssait, elle aussi le nucléaire. Native de la nouvelle Nagasaki, elle s’était toujours sentie trahie dans son sang et sa chair par l’impérieux lobby nucléaire qui, encore aujourd’hui, alimentait et illuminait sa ville natale.

Elle voulait les aider. Et en les laissant faire, c’est un peu ce qu’elle avait fait. Elle le pensait sincèrement. Mais elle comprenait maintenant qu’elle devait s’impliquer un peu plus si elle voulait renverser le jeu mis en place. Et elle avait un atout avec elle. Un pion capable de tout chambouler. Un pion qu’elle avait sous la main et qui clignotait sur son g-p-s.

Les informations balancées sur le site, qu’elle avait prises très au sérieux, avaient étés largement commentées par des internautes enthousiastes, mais n’avaient malheureusement été validées par aucune chaine d’info officielle. Et cela, tout simplement par manque de preuve. Une preuve pourtant existait avec le spermut. Non pas de l’escroquerie immobilière qu’elle préférait taire à jamais, mais une preuve de l’abomination du nucléaire. Et cette preuve devait voir le jour. Elle hésitait encore sur la date d’intervention. Attendrait-elle de recevoir sa nouvelle carte bancaire vip et d’être devenue sous-préfète…? Ou pouvait-elle compter sur son statut de super flic pour rameuter les journalistes et la concurrence…?

Elle avait, avant tout, besoin du consentement des intéressés. Du vieux Hiro, de Kato et d’Otsu… sans oublier celui du spermut. Et c’est vers leur repaire qu’elle filait à toute vitesse, au volant d’une voiture de location. Son g-p-s lui indiquait la route à suivre.

Elle ne pouvait voir l’hélicoptère des services secrets, posté très haut dans le ciel au-dessus de son véhicule, et qui la suivait. Elle ne se doutait absolument de rien. Ne pressentait aucun danger. Elle fonçait. Sûre d’elle. Avalant sans complexe les kilomètres d’asphalte qui la séparaient de la ferme.

Le trajet a duré des heures. En arrivant, elle a pris le chemin qui menait à la ferme, et s’est garée, cinq-cents mètres en amont. Elle a hésité à prendre son arme, puis l’a finalement laissée sous le siège. Elle a ensuite verrouillé les portières, avant de partir à travers bois.

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Au même moment, je me trouvais dans mon aquarium en train de siroter une petite bière. Otsu avait eu l’amabilité de la décapsuler pour moi, ne pouvant plus le faire moi-même avec mon petit bout de queue en moins. Ma canette flottait à moitié immergée à mon côté, une paille plantée dedans et reliée à une de mes bouches. Je maintenais le pansement qui enveloppait ma blessure, hors de l’eau, pour éviter les souillures, tout en relisant mon prochain texte. Otsu me présentait les feuillets un à un devant le vitrage de l’aquarium. J’approuvais, ou non.

Auprès d’elle, Mr Hiro se préparait à refaire mon pansement. Alcool, ciseaux, compresses, sparadrap, s’étalaient devant lui sur la table. Assis à l’autre bout, Kato tapait un article sur son ordinateur. Nos deux hôtes étaient absents, partis au labeur dans leurs champs. Un après-midi bien calme en perspective…

- « C’est bien beau tout ça, mais comment veux-tu que j’me mette en scène avec un texte pareil…?! Tu ne m’as pas cité une seule fois. Et puis ça tourne en rond…! Démantèlement par-ci, escroquerie immobilière par-là. On va pas multiplier les vues par dix avec ça. Il faut être plus inventif. J’en ai marre de faire le clown, je veux un vrai rôle…! ».

Otsu s’est redressée brusquement, l’air vexé. Elle allait répondre, mais le vieux biochimiste a profité de l’occasion pour intervenir.

- « Vous n’allez pas commencer…! Laissez-moi lui refaire son pansement, Otsu… Le temps qu’il se calme ! ».

La jeune femme a acquiescé en reprenant ses feuillets et est allée s’asseoir à l’écart, auprès de Kato. Ce dernier a relevé la tête et a compati d’un regard. Il est vrai que je ne mâchais pas mes mots, que je n’étais jamais avare de critiques. À tous propos, d’ailleurs. Et que j’aimais plus particulièrement jouer avec la susceptibilité exacerbée de la pauvre Otsu.

Maitre Hiro s’est levé et a tiré l’aquarium à lui pour pouvoir refaire mon pansement.

- « À nous deux…! Alors… voyons voir ça ! ».

J’ai fait monter ma queue bien droite pour que le pansement soit à sa hauteur et il a commencé à la déballer.

- « Est-ce que c’est douloureux…? ».

- « Pas qu’je sache…! ».

- « Bon…! Voyons si la cicatrisation se fait correctement…! Oh, mais ça repousse déjà...! Incroyable. Ça s’est fait très vite…! ».

Le vieux Hiro a pris une loupe sur la table et s’est penché sur le bout de ma queue. Un œil géant semblait vouloir jaillir du verre épais et scintillant.

- « C’est parfait…! Un antiseptique fera l’affaire ! ».

C’est là que je l’ai aperçue, par-dessus l’épaule du vieux biochimiste. L’inspectrice m’observait à travers les carreaux de la porte du salon. Elle était entrée dans la maison par la cuisine, en toute discrétion. Elle a mis un doigt devant sa bouche, m’ordonnant de me taire. Et j’ai obéi… sans trop savoir pourquoi.

Elle a ouvert la porte en catimini, sans faire de bruit, et est venue s’installer à notre table, poussant l’audace jusqu’à se saisir d’une chaise pour s’y asseoir, avant d’attendre sagement que quelqu'un se rende compte de sa présence.

C’est Maitre Hiro qui l’a vu le premier. Il a retiré la loupe de son œil et elle lui est apparue, assise face à lui. Kato et Otsu étaient plongés, tête la première, dans leurs écrits, totalement déconnectés de leur environnement. Le vieux biochimiste s’est figé. Il a écarquillé les yeux. Les a fermés, puis ré-ouverts en pensant avoir affaire à une hallucination, et a finalement lâché la loupe dans l’eau de mon aquarium en voyant l’inspectrice lui sourire.

- « Bonjour, Mr Hiro…! ».

Kato et Otsu ont carrément bondi de leur chaise. Ils croyaient tous deux aux fantômes et sont restés pétrifiés un court instant en découvrant l’inspectrice, assise bien droite et souriante à leur table, comme une convive sortie des murs. La voix du vieux biochimiste les a ramenés à la réalité.

- « Heu…! Bonjour, Madame l’Inspectrice…! ».

- « Ne faites pas cette tête là. Je suis venue en amie. N’ayez aucune inquiétude… ! Vous ne me présentez pas…? ».

- « Si, si, bien sûr…! Voici Otsu, notre régisseuse… en quelque sorte. Et voici Kato, notre reporter…! ».

- « Bonjour…! Je suis très heureuse de faire votre connaissance. J’aime beaucoup ce que vous faites ! ».

Maitre Hiro a souri à ces dernières paroles plutôt rassurantes. Il s’est rassis, puis Kato et Otsu ont fait de même. L’inspectrice a continué :

- « Je reconnais que ma visite impromptue peut avoir de quoi vous effrayer, mais il n’y a pas lieu de l’être. Je suis venue seule et incognito avec pour seule intention, celle de vous aider…! Je suis là pour vous proposer un marché. Si vous n’acceptez pas, je repartirai comme si rien ne s’était passé. Je vous oublierai à nouveau, comme je l’ai fait ces dernières semaines…! C’est à moi que vous devez d’être libres, aujourd’hui. Et je veux que cela continue. Moi aussi, je veux entendre la vérité, sortir de la bouche de ceux qu’elle concerne…! Je la côtoie tous les jours cette vérité… tous ces secrets de polichinelle… mais je sais qu’elle ne sortira jamais des murs au sein desquels elle se terre...! Et que sur internet, elle se désagrègera…! Sans preuves validées officiellement par les informations nationales, vos vérités resteront dans le domaine des rumeurs pour illuminés…! Des preuves d’une escroquerie immobilière, vous n’en trouverez pas. Ni moi, d’ailleurs, même si je vous confirme qu’elle existe…! Aucun procureur ne se saisira de l’affaire. Malgré les présomptions et les plaintes. Inutile de compter sur la justice dans ce cas précis… et je sais de quoi je parle…! Par contre… et c’est là où je voulais en venir… le spermut est une preuve. La preuve…! Indéniable…! Si tant est que nous puissions réunir assez de journalistes et de scientifiques pour lui donner une réalité…! ».

Alors là, j’ai applaudi. Enfin, façon de parler. J’ai fouetté la surface de l’eau avec le bout de ma queue coupée en lui criant bravo de mes deux bouches. Elle ne s’attendait certainement pas à trouver un allié en moi, mais ce fut le cas.

- « Ah, enfin…! Le grand jour est arrivé ! » me suis-je exclamé.

L’inspectrice a été surprise de m’entendre parler. Elle m’a fixé d’un drôle d’air. Un peu gênée à l’idée de devoir dialoguer en toute intelligence avec un spermatozoïde mutant. J’ai continué sur ma lancée :

- « Je suis de tout cœur avec vous, inspectrice…! C’est ce que je dis depuis l’début. Le star-système, y’a qu’ça d’vrai ! Il nous faut un coup d’éclat. Une réunion au sommet. La une des journaux internationaux. Le j-t de 20 heures. Des journalistes, des photographes, des stars, des sponsors…! Il faut en imposer, n’est-ce pas…?! ».

- « Heu…! Oui, bien sûr ! Peut-être pas avec une telle armada, mais vous avez raison, il faut se servir du star-système ! ».

C’était bien la première fois que l’on me vouvoyait et une telle marque de respect m’est allée droit au cœur. J’étais conquis…! Kato avait profité de la discussion pour appeler notre hôte. Il a mis son portable à l’oreille et nous a interrompus.

- « Vous permettez…?! » a-t-il dit en s’adressant à l’inspectrice.

- « Bien sûr…! Vous êtes libres et je suis désarmée ! » a répondu celle-ci.

- « Allo, c’est Kato…! Arrêtez tout, toi et ta femme, et surveillez les alentours. J’ai peur qu’on ait de la visite. Tu n’as rien remarqué d’anormal…? Non…! Bon, ok. Soyez vigilants…! Ouais, tout va bien. C’est juste un mauvais pressentiment ! ».

Otsu ne voulait pas être en reste. Elle s’est adressée à l’inspectrice sur un ton des plus condescendants, digne d’une femme jalouse.

- « Et vous comptez vous y prendre de quelle manière…? Vous avez des relations dans le show-biz, peut-être…! ».

L’inspectrice lui a immédiatement rétorqué.

- « Pas encore…! Mais je serai promue sous-préfète d’ici peu, et le show-biz fera alors partie de mes relations privilégiées. C’est un statut prestigieux que les journalistes, les scientifiques et les artistes ont tendance à respecter… dans la réalité. C’est mon seul atout, mais vous verrez qu’il s’avèrera très efficace pour réussir ce que vous avez vainement tenté de faire avec « Le Repenti ».

Le vieux biochimiste s’est empressé de prendre le train en marche.

- « C’est peut-être le meilleur moyen d’approcher de vrais scientifiques. Je pourrai d’ailleurs vous donner une liste de noms, inspectrice…! Je crois que cette une bonne occasion pour sortir le spermut de son anonymat internet, vous ne pensez pas…! ».

Kato et Otsu sont restés dans l’expectative. Ils se sont donc tâtés un peu, avant de penser à se réjouir. Le jeune militant est devenu plus incisif.

- « Qui nous dit que vous n’êtes pas juste venue en éclaireuse, avant le gros d’la troupe…! Histoire d’être certaine que le spermut est bien là ! ».

- « Moi, je le dis…! » s’est exclamé le vieux Hiro. « J’ai confiance en elle. J’ai la preuve de sa bonne foi…! ».

Il a pensé un instant en avoir dit un peu trop et pas assez à la fois. Il se sentait ainsi être, doublement, un traitre envers ceux qu’il avait trahis. De par sa trahison et, à l’instant, de par son silence. Il était sur le point de raconter toute la vérité à ses deux jeunes amis. De les mettre au courant pour sa trahison et pour le micro émetteur lâché dans la fosse septique. De se soulager. D’expliquer son geste. Il a ouvert la bouche pour parler, quand le portable de Kato s’est mis à sonner.

- « Allo…! » a répondu ce dernier. Il est resté silencieux un court instant, a froncé les sourcils, puis a tourné la tête vers l’inspectrice pour la regarder d’un air mauvais.

- « Chut…! Écoutez ! » a-t-il lancé.

- « Je l’entends…! » ai-je dit. « À mon avis, c’est un gros porteur…! ».

Tout le monde avait les yeux collés au plafond, oreilles grandes ouvertes, à essayer d’entendre le bourdonnement lointain de l’hélicoptère des services secrets qui approchait de la ferme. Le bruit des pales est peu à peu devenu audible, puis a vite augmenté en intensité. Kato, blanc comme un linge, a fini par annoncer l’évidence.

- « Putain…! Il est pour nous, celui-là ! ».

Il s’est tourné vers l’inspectrice et a ajouté :

- « C’est vous qui les avez ramenés ici…! ».

L’inspectrice, éberluée, se sentait évidemment fautive, mais elle a soutenu le regard dur du jeune militant. Elle l’a regardé droit dans les yeux et a répondu avec sévérité.

- « C’est faux…! Je n’y suis pour rien. Je suis venu ici pour vous aider ! ».

Otsu s’est affolée.

- « Il faut faire quelque chose…! Ils vont nous prendre Spermut ! ». Les yeux de la jeune femme se sont embués soudainement et une larme a perlé au bord de ses cils.

- « C’est foutu…! Dans trente secondes ils auront envahi la maison…! ».

Ils sont restés immobiles quelques secondes, paralysés par leur impuissance, et puis enfin, Kato a réagi. Il a dû élever la voix pour pouvoir se faire entendre.

- « À moins que…! ».

- « À moins que… quoi…? » s’écria Otsu, désemparée, avec un brin d’espoir dans la voix.

- « À moins que l’inspectrice nous prouve sa bonne foi…! Otsu, prend le spermut et fonce aux toilettes avec Madame l’Inspectrice. C’est elle qui s’y colle. Suivez-la, elle vous expliquera…! Vous avez vingt secondes ! ».

L’inspectrice a suivi Otsu sans protester, avec une sorte d’appréhension mêlée de curiosité. Elle était prête à tout pour se faire pardonner. Kato les a regardé s’enfermer toutes deux dans les toilettes, puis il s’est retourné vers son vieil ami, un sourire ironique aux lèvres. Le vieux Hiro a souri en retour et lui a fait une grimace.

Le bruit de l’hélico était insupportable. L’appareil devait se trouver au-dessus de la ferme, en train de larguer ses troupes. Et en effet, étouffés par le boucan assourdissant des pales et des moteurs, des bris de vitres et de portes se sont bientôt fait entendre. Dix secondes plus tard, une dizaine de costauds archi-blindés avait investi la maison. Kato et le vieux Hiro étaient couchés à terre, sur le ventre, mains menottées derrière le dos, et des hommes cagoulés les tenaient en joue avec leur arme.

Un des policiers a finalement ouvert la porte des toilettes. Elle n’était pas verrouillée et il n’a fait que tourner la poignée. Il s’est mis brusquement en position de combat et a hurlé en pointant le canon de son arme sur les deux femmes qu’il venait de découvrir.

- « Plus un geste…! Mains en l’air ! ».

Otsu, debout dans un coin, avait déjà les mains en l’air. L’inspectrice, elle, agenouillée devant la cuvette des chiottes, avait un bras à moitié enfoncé à l’intérieur du tuyau d’évacuation et faisait semblant d’en fouiller les tréfonds. Elle a tourné la tête vers le policier en criant.

- « Elle vient de jeter le spermut…! Il faut trouver le tout-à-l’égout à l’extérieur ! ».

L’inspectrice a sorti son bras de la cuvette et s’est relevée. De l’eau a ruisselé de sa manche sur le carrelage et elle a secoué son avant-bras pour finir de s’en débarrasser. Les restes de l’aquarium gisaient à ses pieds. Elle a ensuite entrouvert sa veste, faisant miroiter son insigne d’inspectrice fixé à la doublure.

- « Je suis de la maison. Occupez vous de celle-là…! Où se trouve votre commandant…? Il faut faire vite...! ».

Le policier a hésité une seconde, puis s’est plié à l’ordre. Bien que suspecte, l’inspectrice en savait certainement un peu plus que lui, et il ne voulait pas faire foirer une affaire qu’elle semblait maitriser, s’il faisait du zèle. Celle-ci est sortie en trombe, a réuni le commandant et quelques gars, et en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, tous se sont retrouvés à me rechercher.

Le tout-à-l’égout a rapidement été découvert. Le commandant a ordonné à un de ces hommes d’y fourrer une grenade soporifique, puis ils ont tenté d’y jeter un coup d’œil.

C’est le moment qu’avaient choisi les propriétaires de la ferme pour réapparaitre. Notre hôte et sa femme ont été soigneusement menottés et ont dû, ensuite, aider les policiers dans leurs recherches. Quelques uns d’entre eux se sont mis à creuser la terre du jardin avec la ferme intention de dégager toute la tuyauterie d’évacuation.

Après deux heures de fouilles infructueuses, le commandant a laissé tomber. Une cicatrice de terre noire courait le long de la maison, à l’arrière de celle-ci, jusqu’au chemin qui menait à la route, et des vieux tuyaux de céramique brisés jonchaient l’herbe verte alentour. Plus loin, des policiers inspectaient encore la ravine qui longeait le chemin. La fosse septique étaient grande ouverte et s’était vidée généreusement sur la parcelle du potager. À l’intérieur de la maison, dans les toilettes, la tuyauterie était hors sol, au milieu des gravats de carrelage et de ciment. Un vrai désastre.

Otsu, Kato et Maitre Hiro s’étaient fait embarqués dans l’hélico et attendaient bien sagement, sous l’œil vigilant d’un policier, d’être transférés vers le Q-G des services spéciaux. Tous trois observaient le commandant et l’inspectrice qui discutaient âprement, plantés dans la cour de la ferme. Le commandant venait de relâcher les propriétaires qui, au même instant, jouaient la soumission et reculaient lentement vers leur maison en s’inclinant tous les trois pas.

A un moment, le commandant a saisi son portable pour appeler le préfet, et l’inspectrice est restée silencieuse. Elle s’est mise à croiser, décroiser, puis recroiser ses jambes comme une enfant prise par une soudaine envie de pisser. En la voyant faire, les trois militants ont souri en se regardant avec un petit air malicieux. Elle leur prouvait, là, sa bonne foi… et sa détermination. Kato avait d’ailleurs repris confiance en la sachant de leur côté. Il était même intérieurement très heureux, car il savait qu’il allait retrouver le spermut, et par la même occasion, la retrouver… elle.

Le commandant a coupé la communication et rangé son portable, avant de saluer l’inspectrice et de s’excuser platement auprès d’elle. Ils ont encore échangé quelques phrases, puis enfin, l’officier a ordonné le retour de la troupe. En moins de dix secondes, le commando avait regagné l’hélico et décollait.

En bas, dans la cour de la ferme, l’inspectrice a regardé s’éloigner l’hélico. Ses cheveux de jais virevoltaient dans les tornades de vent et l’image s’est figée à jamais dans les prunelles scintillantes de Kato.

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Bon, vous me connaissez, maintenant…! Je ne vais pas en finir avec cette scène, sans vous parler de ce que j’ai vécu avec otsu et l’inspectrice dans le secret des toilettes ! Ce fut du grand burlesque…! Du grandiose…!

Une fois dans les toilettes, Otsu a posé mon aquarium sur le sol carrelé et m’a dit :

- « Prépare-toi…! ».

Ça, je l’étais… préparé ! Je l’étais d’instinct et de par ma conception. J’étais sur le qui-vive, la queue toute frétillante, prêt à bondir. Otsu s’est planté devant l’inspectrice et l’a fixée droit dans les yeux.

- « Vous êtes prête à faire tout ce que je vous dis sans discuter…?! ».

L’inspectrice a écarquillé les yeux, hésitant l’espace d’une seconde, puis a opiné de la tête. J’étais tout ouïe. Otsu a demandé à l’inspectrice de descendre son pantalon, ainsi que sa petite culotte, puis lui a ordonné de s’asseoir sur l’aquarium. Elle l’a presque forcée, posant ses deux mains sur les épaules de la policière pour l’aider à s’accroupir. J’ai effilé mon profil.

La pauvre inspectrice était effarée à l’idée de me recevoir en elle, mais elle était bel et bien coincée. Elle devait l’accepter. Elle a fermé les yeux et a chuchoté à l’adresse d’Otsu :

- « Je suis vierge…! ».

Et en effet, elle l’était. Pas d’quoi en faire un scoop. Mais j’ai peiné ce jour-là…! J’ai d’abord cru qu’elle me refusait l’accès et j’ai dû m’y reprendre à plusieurs fois pour réussir à m’introduire en elle… en partie seulement. Car les deux tiers de mon corps, sans compter la queue, évidemment, pendaient encore à l’extérieur entre les cuisses charnues de l’inspectrice. Impossible d’aller plus loin. Et j’avais beau me tortiller, faire ventouse de mes deux bouches, je n’avançais pas d’un millimètre.

Il a fallu toute la dextérité d’Otsu, qui en connaissait un peu plus que l’inspectrice sur le sujet, pour me permettre d’accéder à l’intimité de cette dernière. Je n’étais plus qu’un muscle bandé, profilé, et une simple poussée, un peu forte ma foi, a suffi pour que je m’enfonce entièrement dans le vagin tout neuf de l’inspectrice. Celle-ci a lancé un petit cri de douleur quand son hymen s’est percé et elle a fermé les yeux en réprimant une nausée. Le papier-cul a servi de serviette hygiénique. Ni vu, ni connu.

J’y suis resté blotti jusqu’au soir, bien au chaud, et pas peu fier d’y être entré le premier. En arrivant chez elle, l’inspectrice a aussitôt pris un bain et a tenté de me faire sortir en m’appâtant avec un peu de bière, comme Otsu le lui avait conseillé. Me sentant tout de même un peu à l’étroit à l’intérieur de ce sexe fraichement éclot, je n’ai pas attendu longtemps pour me décider. Elle m’a éjecté d’une simple contraction.

- « Salut…! Je ne crois pas m’être présenté ! » lui ai-je dit en sortant la tête de l’eau.

Elle a ri. Elle a ri aux éclats. Tellement longtemps que j’ai cru qu’elle devenait folle.

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Chapitre n°22

Le testament

Mon histoire ne s’arrête pas là. J’ai certes passé toutes les années qui ont suivi dans l’anonymat, mais je n’ai pas chômé pour autant. Aussitôt après leur libération, mes amis militants m'ont retrouvé et ont continué à produire des dizaines de vidéos dans lesquelles j’ai tenté modestement de jouer mon rôle. De vous dire la vérité, de dénoncer le mal… si tant est que cela puisse, un jour, être utile. Je l’espère, pour ma part…! Pour vous, pour nous tous, pour l’humanité toute entière.

Ces vérités que vous découvrirez plus tard, après ma disparition, sont un peu mon testament. Je ne vous cache pas qu’il me reste peu de temps pour profiter de la vie. Et ne croyez pas que ce soit à cause des clops ou de la bière. J’en use modérément, à mon avis. Non…! C’est simplement le fait de mon horloge interne. Je ne dirais pas qu’elle déconne, mais qu’elle a bientôt fini le grand tour. C’est l’genre de montre qui s’remonte pas…!

Toutes ces vidéos, donc, que j’ai tournées, seront là pour que la lutte continue après moi. Pour que nous n’ayons de cesse de combattre cet ennemi invisible qu’est le nucléaire. Ce symbole d’un système inique, et pour nous, devenu caduc…! À bientôt, donc… sur le net ! Et un grand merci à vous tous…! Merci !

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C’est moi, Otsu, qui reprend, ici, le récit de notre bien aimé et très cher ami, récemment disparu. J’ai veillé amoureusement à son chevet, nuit et jour, durant les dernières semaines, et lui ai tenu la queue jusqu’à son dernier souffle. J’ai aussi recueilli ses dernières paroles et j’éprouve encore une immense tristesse à les évoquer. Elles résument si parfaitement ce qu’il était…! Un grand amoureux…! Je peux encore les entendre résonner au creux de mon oreille : « Mon amour…! Merci pour tout ! Tu as été l’ange de ma vie…! Je suis tellement heureux pour toi, pour Kenji aussi, bien sûr, mais aussi pour moi. Je l’aime cet enfant et je le considère un peu comme notre fils à tous les trois. Et tu sais…! Je ne regrette pas de devoir partir avant de le voir naitre et grandir… car c’est dans le petit mutant que tu portes, que je compte bien me réincarner…! Tu verras ! ».

J’ai ri de bon cœur.

- « Tu es fou, mon Spermut…! Et j’espère qu’il ne le sera pas autant que toi...! ».

- « Il le sera bien plus… avec sa part d’humanité ! ».

Il s’est soudain mis à tousser et à grelotter dans sa petite cuve émaillée. J’ai arrosé son corps flétri avec un peu d’eau chaude parfumée au jasmin pour le réchauffer. Une théière mijotait sur un réchaud électrique posé sur la table de chevet. Ça l’a revigoré un peu et il m’a demandé une faveur. Je la lui refusais régulièrement d’habitude, cette faveur, mais cette fois, sa petite voix plaintive m’a prise aux tripes. J’ai compris que cela serait sans doute sa dernière cigarette et sa dernière bière, et qu’il n’était pas question de refuser.

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Madame la Sous-préfète a reposé son portable sur son grand bureau d’acajou et a tamponné ses larmes avec un mouchoir. Elle a ôté sa casquette et son uniforme, qu’elle a ensuite rangés dans une armoire murale, a rassemblé des documents qu’elle a placées dans une pile de feuilles, puis enfermées dans un tiroir, a pris sa veste de ville qui couvrait le dossier de son fauteuil, l’a enfilée, et enfin a quitté son bureau.

Une heure plus tard, son chauffeur l’a déposée devant chez elle. Son pavillon, posé à plat sur une colline boisée, faisait face à l’océan pacifique. Inutile de vous dire comment elle l’avait acquis, vous l’avez compris. Le préfet n’avait pas failli à sa promesse et lui avait offert une part d’un lot immobilier réservé à sa femme. En plus du titre de sous-préfète. Il lui avait pardonnée son écart de conduite et sa tentative avortée de collusion avec l’ennemi. Des actes qu’il ne considérait pas comme une trahison s'il en croyait les explications qu'elle lui avait données.

C’est dans cette maison que notre ami le spermut a donc passé les dernières années de sa vie, au secret. Dans un cadre idyllique. Hébergé par la sous-préfète. Par notre généreuse et bonne amie, Jenzu. Elle-même vivait ailleurs, dans les beaux quartiers de Tokyo, et elle avait eu la curieuse idée de nous proposer ce logement « officiellement salubre » pour accueillir le spermut. Un comble pour nous qui avons ainsi passé plusieurs années à dénoncer une escroquerie immobilière dont nous étions les premiers à profiter. C’est dans ce lieu que nous avons continué à tourner. Nous nous sommes même permis de nombreuses fois, de descendre sur notre plage privée pour nous baigner dans l’océan. Spermut, lui, n’a jamais voulu y mettre ne serait-ce que le bout de sa queue; il en avait trop peur. Il se contentait de contempler l’horizon et les nuages qui passaient en sirotant sa bière sous le parasol. J’y ai de bons souvenirs ! Tant de bons souvenirs…!

Quand Jenzu est entrée dans la chambre du spermut, tout le monde était déjà présent. Moi, bien sûr, avec mon gros ventre. J’étais à son chevet et lui prodiguait des soins. Kato, Maitre Hiro et Kenji étaient assis sur des tabourets de bois près du berceau. En fait de berceau, c’est dans une vieille cuvette émaillée posée sur un trépied de fer forgé que le spermut était couché. Un bidet à l’ancienne, en quelque sorte, qu’il avait choisi pour lit de mort. Tout à fait adapté à sa condition.

La pièce était enfumée au chanvre et sentait la bière au jasmin. Le cendrier posé près du spermut débordait de mégots et une bouteille de bière bio, à moitié vide, était rangée sous le trépied de son lit d’agonie. Kato, assis sur son tabouret, roulait un joint. Il a souri et a fait un clin d’œil à Jenzu, «sa» sous-préfète, quand celle-ci a croisé son regard. Le spermut a, lui aussi, été très heureux de la voir.

- « Ah…! Te voilà, Jenzu. Ma grande bienfaitrice…! Viens près de moi. Je veux sentir ton parfum…! ».

Le spermut était ivre. Les essences de chanvre et l’alcool lui avaient chaviré les sens. Il revivait pour un temps. Et il voulait profiter de ce dernier moment, entouré des gens qu’il aimait.

- Remets-en un peu plus, de ton herbe, Kato…! Et dans ma bière, mettez plus de saké ! ».

Il s’est mis à tousser et a vite bu une gorgée de bière à la paille pour stopper la toux. Je tenais le verre empli de bière brune dans une main et la louche d’eau chaude fumait dans mon autre main. Je l’ai arrosé pour le réchauffer. Il a souri de ses deux bouches, puis a roté comme un bébé rassasié. Il nous a tous regardé, a soupiré et a parlé pour la dernière fois.

- « Oh…! J’ai un petit coup d’barre, là, les amis. Gardez-moi le reste pour plus tard. Je crois qu’je vais faire un p’tit somme…! ».

Il nous a souri, a fermé ses grands yeux globuleux de caméléon et s’est endormi comme un ange. Pour toujours…! Nous somme tous restés figés… incapables de rompre le silence de mort qui a suivi. Nous le savions tous. Nous le pressentions. Le spermut ne se réveillerait plus jamais…

Après deux bonnes minutes, peut-être plus, Maitre Hiro s’est levé et s’est approché du corps. Il l’a ausculté plusieurs fois de suite, puis enfin a baissé la tête en signe de deuil. C’était officiel. Le spermut était mort. J’en ai lâché le verre de bière qui s’est brisé au sol. Jenzu s’est signé et a sorti son mouchoir. Maitre Hiro s’est signé lui aussi, puis a reculé en s’inclinant plusieurs fois avant de se mettre à pleurer à chaude larmes. Kato, très digne, s’est levé de son tabouret et est allé se mettre au chevet du défunt. Tous le regardaient. Le jeune militant a allumé le joint d’herbe qu’il venait de rouler, a tiré une grosse taffe, puis a recraché la fumée sur le corps du spermut. Il a ensuite posé le splif fumant dans le cendrier, au chevet du spermut, et a quitté la pièce à reculons, les mains jointes sur la poitrine et en s’inclinant plusieurs fois. Maitre Hiro, encore en larmes, est revenu au chevet du défunt et a sorti un flash de saké de la poche de son veston, qu’il a débouché. Face à lui, Jenzu, attristée, a pris la bouteille de bière posée par terre et l’a imité. Tous deux, dans un même geste, ont arrosé le corps du spermut de cet alcool qu’il avait tant apprécié. J’étais prostrée. Kenji a voulu m’aider à me relever, mais j’ai refusé de le suivre. J’étais anéantie. Je suis resté seule jusqu’au soir, pleurant toutes les larmes de mon corps sur la dépouille du spermut, et ne me consolant de cette disparition qu’à travers la naissance prochaine de mon fils.

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Les funérailles ont eu lieu le lendemain, au petit matin. Maitre Hiro s’était occupé des préparatifs. Kenji et Kato avaient creusé un trou au bout du terre-plein qui donnait sur l’océan et tous étaient réunis, là, autour du monticule de terre, les yeux rougis et cernés, bravant la pluie et le vent qui semblaient s’être levés pour l’occasion. Un soleil rouge montait sur l’horizon vers l’épaisse couche de nuages sombres qui envahissait le ciel.

Le corps du spermut, posé sur un petit coussin de soie bleue, brodé de fil d’or, était sobrement enveloppé d’un voile de tulle blanc immaculé. Kato le portait, bras tendus. Maitre Hiro conduisait la cérémonie.

Armé de deux petit bâtons de bois qu’il frappait l’un contre l’autre pour ponctuer son chant, le vieil homme psalmodiait de vieilles prières traditionnelles. Cela dura quelques minutes durant lesquelles chacun versa le peu de larmes qu’il lui restait au fond du cœur. Puis soudain, il s’est arrêté, invitant Kato à déposer la dépouille du spermut dans sa dernière demeure. Au fond du trou…

Le jeune militant a posé un genou à terre, puis l’autre, et s’est plié en deux. Il a tenu le spermut au dessus du trou, laissant à tous le temps de faire une prière, avant de le poser sur la terre humide. Il s’est recueilli un court instant. S’est redressé et a planté sa main dans le tas de terre qui surplombait la tombe pour en arracher une poignée qu’il a ensuite jeté sur la dépouille du spermut. Tous ont fait de même.

Kenji et Kato se sont ensuite chargés de combler le trou à la pelle et quand ce fut fini, il y a eu, pour tous, comme un grand vide. Comme si toute vie était finalement bien inutile. Comme si la Mort leur faisait signe.

- « Oh…! Il a bougé ! Je viens de le sentir…! » me suis-je soudainement écriée. J’ai pris la main de Kenji et je l’ai posée sur mon ventre. « Là, tu le sens…?! ». Et puis ce fut au tour de Jenzu, de Kato et de Maitre Hiro d’apposer leur main. Ils se sont tous retrouvés ainsi, à caresser mon ventre de future maman, et à espérer un coup de pied bien placé.

La Mort a accusé le coup. Le soleil rouge a percé le voile de nuage et a enflammé la colline.

Je pourrais finir notre récit avec cette scène pleine de tendresse et d’espoir, mais il s’est ensuite passé quelque chose de fabuleux, d’aussi fabuleux que le spermut, et que je veux vous conter… même si cela peut vous paraitre plus invraisemblable encore que l’aura été cette histoire jusque là.

Cette chose fabuleuse, j’ai commencé par la rêver. Le soleil avait chassé la pluie et réchauffé la terre. Et soudain, jaillissant de la tombe fraichement rebouchée, la pousse d’un arbre magique a percé la croûte de boue séchée, s’est dressée et élevée, s’est ramifiée et étendue, et enfin s’est épanouie. En quelques secondes, seulement, un arbre fantastique était apparu. Ses branches ondulantes portaient des milliers de petites feuilles d’or, ovales, qui pendaient au bout de longues et fines tiges torsadées.

À mon réveil, il était encore là. Scintillant sous le soleil de midi. On pouvait tous le voir et le toucher. Chacun alors, a compris que le spermut avait germé et poussé dans la nuit pour se réincarner en arbre.

Je me demande quels fruits il va nous donner…?!

Fin

Publié dans comédie sf

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